Les DéPhis sont un projet à très long terme. Une idée qui me trotte depuis longtemps dans la tête, une tentative que je commence tout juste à expérimenter en classe sous une forme encore tâtonnante, mais qui s’élabore petit à petit.
L’idée de ces activités à la fois fermées sur elles-mêmes et finement articulées les unes aux autres m’est venue lentement, en combinant mes lectures, écoutes, discussions… et ma réalité de terrain en CPC : des élèves qui n’ont aucune culture philosophique, très peu de culture générale, et avec qui il faut pourtant faire de la philo ; un cours ciselé à l’extrême n’offrant que très peu de temps d’activité ; des classes chaque semaine différentes tant l’absentéisme est usuel ; de longues périodes sans cours qui ne sont pas toujours prévisibles (stages mais aussi excursions diverses dont je suis prévenue parfois le jour-même).
Dans l’idéal d’un cours construit par DéPhis, chaque élève pourrait choisir quelle activité il·le veut faire, puis la suivante, et ainsi de suite selon son intérêt et la progressivité des activités elles-mêmes. Le cours se déroulerait différemment pour chacun·e (sauf s’il·le·s décident de le faire en petits groupes), et les élèves avanceraient à leur rythme en travaillant sur les compétences qu’il·le·s souhaitent. Une séance manquée ? Une longue période sans CPC ? On repart sur le même thème ou sur un autre, sur la même compétence ou pas du tout… Mais les DéPhis réussis s’empilent et les traces de ces apprentissages s’accumulent dans leur cahier. Une manière donc de résoudre la question de la progressivité des apprentissages dans un contexte où les cours sont tout à fait discontinus.
Un DéPhi bien foutu aurait pour lui d’être une tâche simple (une seule chose à faire, ou du moins une à la fois), dont le but est explicite et la correction observable – tout est fait pour que les élèves puissent s’auto-corriger : soit directement si la création échoue d’elle-même ; soit indirectement s’il faut consulter le corrigé accompagnant l’activité pour être sûr·e de son coup. Contre le peu de culture philosophique des élèves, pour leur permettre d’accéder à la philosophie dans le peu de temps qui leur est imparti pour ce faire, le pari est alors que la philo devienne palpable : qu’on puisse identifier quel geste philosophique on doit poser pour toucher au but, et que si on échoue la cause soit également évidente.
La structure générale des DéPhis me vient des activités proposées aux tout-petits dans les crèches et écoles qui appliquent ou adaptent la pédagogie de Maria Montessori. Ma maman tient depuis cinq ans un milieu d’accueil « dans l’esprit de la pédagogie Montessori » et j’ai suivi de loin en loin ses découvertes montessoriennes, qui sont l’objet d’un grand nombre de nos discussions. Le salon de mon enfance a vu pousser des tas d’étagères couvertes de petits plateaux contenant chacun la matériel d’une activité différente. Ces plateaux placés à leur hauteur présentent aux bouts de chique qui vivent là une pléthore de possibilités. Ils y tracent leur route en allant chercher le plateau de leur choix, en allant le poser à table pour travailler, puis en allant le remettre sur l’étagère pour y prendre un autre, et ainsi de suite.
Caser des temps d’activités de ce type dans mes cours me paraissait intéressant pour les élèves dont j’ai la charge, mais pas plus que pour les bébés dont ma maman d’occupe il ne s’agirait de la seule façon d’apprendre.
Ce parallèle avec les activités des bambins ne tient, dans le détail, que très partiellement. Et le plus immédiat écart concerne le rôle du matériel :
– Le matériel, chez Montessori, est ce qui suscite l’intérêt de l’enfant pour l’activité (et l’éducatrice ne fait que montrer comment l’enfant est supposé l’utiliser). Or, si le matériel est l’activité, c’est que l’activité est matérielle – les aspects physiques des objets à manipuler sont l’apprentissage visé lui-même. En philo, il ne saurait en être ainsi : si l’élève peut réaliser l’activité en se concentrant uniquement sur les aspects physiques de l’objet, il y a toutes les chances qu’il loupe l’aspect philosophique. Je n’ai encore trouvé aucune activité proprement philosophique qui porte uniquement sur les aspects physiques d’un objet (le plus proche lien que j’ai trouvé est l’analogie, par exemple entre les arguments soutenant une thèse et les piliers soutenant une toiture). Ainsi, même si le matériel fourni peut susciter la curiosité, il faut prendre connaissance des écrits qui le recouvrent pour comprendre ce dont il s’agit et ce qu’il faut en faire. Et c’est le langage, et pas la démonstration physique, qui suscitera l’intérêt pour ce qui s’y trouve d’abstrait.
– Dans les activités Montessori, les qualités du matériel – forme, texture, couleur, taille – sont les variantes qui rendent les activités progressivement plus difficiles. Ici, les qualités physiques du matériel ne peuvent pas à elles seules rendre l’activité plus difficile ; ce sont des qualités abstraites qui le font – longueur du texte, niveau de langage, distance quant aux préjugés, complexité…
– Chez Montessori, c’est le matériel lui-même qui est autocorrectif. Mais il est rare, pour ne pas dire impossible, que le matériel suffise à corriger la portée philosophique de quoi que ce soit : si cela suffisait, cela signifierait qu’il n’y a pas besoin de penser philosophiquement pour réussir l’activité (il suffirait de penser en géomètre ou en physicien, ou par analogie comme le font les enfants) ; il faut donc ruser, imaginer des subterfuges par lesquels (en faisant souvent usage d’un correctif) la bonne réponse aux tâches simples ou la bonne méthode des tâches complexes soient immédiatement identifiables par les élèves et correctives.
On pourrait se baser sur tout ceci pour supprimer tout à fait l’aspect matériel, et proposer simplement aux élèves des exercices sur une feuille, sans passer trop de temps à bricoler. Personnellement, j’aime à matérialiser autant que possible les idées philosophiques qui peuvent l’être, et à jouer comme évoqué ci-dessus sur les analogies et symboles.
De même, le fait de distinguer les activités les unes des autres et de rendre possible pour les élèves de s’en saisir isolément me semble intéressant pour interroger avec ell·eux l’importance (ou pas) du lien entre les savoirs. C’est pourquoi même si je suis encore loin de pouvoir leur proposer des étagères aussi fournies que celles du salon de ma maman, j’insère déjà les DéPhis dans des boîtes de chez Stewo que j’ai commandées via Ava il y a déjà trois ans. Ça m’a coûté un bras parce que j’en ai pris beaucoup et de quatre couleurs différentes, dans l’idée d’avoir un code couleur clair pour que les élèves s’y retrouvent le jour où j’aurais une hypothétique armoire où les ranger dans une hypothétique classe rien-qu’à-moi (et mes collègues de CPC, au moins, qui sait). Du coup, par exemple, les boîtes vertes de l’image ci-dessus sont celles du 2ème degré première heure (rouges = 3.1., bleues =2.2., jaunes = 3.2. et brunes = hors-catégorie).
Le format peut ne pas vous plaire, le matériel sembler superflu… Ce n’est plus tellement là l’essentiel, comme remarqué ci-dessus. Mais je conserve dans les DéPhis l’idée un peu théâtrale d’une unité de temps, de lieu et d’action en ciblant une et une seule chose à faire (et à comprendre) afin que ce qu’il y a à retenir de l’exercice soit clair pour l’élève qui s’y colle. Et j’essaie autant que faire se peut que ça soit l’exercice qui parle de lui-même – bien que le manque d’autonomie et de concentration de mes élèves me pousse généralement à expliquer beaucoup moi-même, malgré les consignes courtes qu’ils ont pourtant sous les yeux.
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