Compte rendu critique du Chez-soi des animaux de V. Despret (Actes Sud, 2017)

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Le Chez-soi des animaux est-il un livre de vulgarisation de philosophie ? Il n’est pas présenté ainsi à l’acheteur ni au lecteur. A la librairie Pax on ne le trouve ni au rayon jeunesse ni au rayon philosophie, mais dans un rayon mêlant toutes sortes de livres sur les animaux, qui ne relèvent d’ailleurs pas tous de l’éthologie au sens strict. Il y a cependant de bonnes chances qu’à Livre aux Trésors par exemple, on le trouve plutôt au rayon jeunesse puisqu’à la dernière page du livre, consacrée aux sources et aux remerciements, l’auteure remercie « Claire Nanty, chargée du rayon jeunesse de la librairie Livre aux Trésors ». Dans les deux cas, il n’est pas au rayon philo. Le livre lui-même ne se présente pas non plus comme cherchant à vulgariser de la philosophie. Le quatrième de couverture nous dit qu’il contient une histoire initialement racontée « à l’adresse des enfants » par une « philosophe et éthologue » à l’occasion de l’anniversaire et l’ouverture au public d’un parc zoologique. On nous parle donc bien à la fois de jeune public et de philosophie, mais séparément, et lointainement pour le second terme, attribué à l’auteure mais pas au livre : ni vulgarisation ni même didactique au sens large – portée philosophique de l’histoire racontée – ne sont revendiqués ; libre à nous sans doute d’escompter cela du titre de « philosophe » mentionné, mais rien n’indique que ce titre ne figure pas là pour d’autres raisons (par exemple simplement pour présenter l’auteure, ou pour l’autorité attachée au titre, etc.). Après tout, avoir fait de la philosophie n’interdit pas de s’essayer à la littérature jeunesse comme à la couture, au tennis ou à la poterie, et il ne nous viendrait pas à l’idée d’aller chercher de la philosophie vulgarisée dans le chemisier, le revers ou la jarre qui résulteraient de tels essais. 

Qu’en est-il explicitement de la philosophie à l’intérieur du livre ? Presque rien non plus. On trouve en effet une histoire fictive, enjouée, fantasque et relativement brève, relatant pour l’essentiel une discussion entre animaux, ce qui l’apparente bien aux histoires courantes pour enfants. Première impression vite nuancée par le fait qu’on rencontre au cours de cette histoire plusieurs notions scientifiques inhabituelles dans cette littérature jeunesse (cf. p. 12, la « substance calcaire, fabriquée avec le bicarbonate de chaux que l’escargot trouve dans sa nourriture et dans l’eau ») ou encore, chose aussi peu coutumière, la référence à un éthologiste, Von Uexküll (p. 19). Or, nulle part dans le cours de cette histoire on ne trouve en revanche mention explicite de concepts philosophiques ou de noms de philosophes. Et pourtant… les noms de philosophes fourmillent dans les sources indiquées à la dernière page du livre : Deleuze, Erwin Straus, Etienne Souriau…Si le livre ne se présente donc pas comme de la philosophie vulgarisée pour les jeunes, il se présente bien en revanche comme une histoire initialement adressée à des enfants et inspirée par des sources philosophiques. On peut donc légitimement espérer qu’il conserve quelque chose de cette inspiration, et que sans le revendiquer explicitement, il opère bien d’une manière ou d’une autre une vulgarisation de la philosophie, c’est-à-dire agence une rencontre entre la philosophie et un public non-initié. A mon avis, non seulement c’est le cas, mais le fait même que ce ne soit pas sa visée explicite lui permet d’y parvenir mieux que beaucoup de livres visant explicitement cet objectif.

Résumons l’histoire racontée. Les animaux décident un beau jour de rendre les noms que leur a donné Adam et de se rebaptiser plus adéquatement : ils ne se nommeraient plus par leur espèce mais par ce dont ils sont capables ; c’est l’escargot, invoquant comme aptitude propre l’indistinction du soi et du chez-soi, qui oriente d’emblée la discussion vers la question du chez-soi : d’autres animaux prennent alors tour à tour la parole, d’abord  pour revendiquer eux aussi des formes d’indistinction entre chez-soi et soi (le territoire), puis pour introduire des acceptions et modalités différentes du chez-soi : cachette, mais aussi lieu d’amour voire d’amitié, de sorte que le chez-soi s’avère pour beaucoup être un « chez nous » – un « nous » dont certains, dans un dernier temps, témoignent de l’étonnante extension ; aussi les animaux débouchent-ils sur la conclusion que, bien avant que les hommes les nomment, ils n’ont cessé d’inventer des manières « d’habiter et surtout d’habiter avec d’autres êtres » (p. 46). Outre les nombreuses informations et questions éthologiques distillées au gré de cette histoire, on voit qu’elle soulève bien des questions philosophiques : genres et espèces sont-ils des idées adéquates pour définir et classer les êtres ? Qu’est-ce qui définit un être en propre ? Un tel « propre » est-il substantiel, ou chacun peut-il revendiquer ceux des autres sous des modalités diverses ? Qu’est-ce qu’habiter, et habiter avec d’autres ? Les animaux pourraient-ils nous l’apprendre ? La différence entre toutes les autres « espèces » et la nôtre serait-elle cette aptitude, au point que notre propre à nous, les hommes, serait en définitive cette obsession du propre qui nous empêche de vivre avec les autres êtres ? On voit que le niveau de ces questions philosophique n’a rien à envier aux livres de vulgarisation plus scolaires qui présentent explicitement des concepts issus de l’histoire de la philosophie ; une brève histoire pour enfants nous emporte ici sans besoin d’y faire référence aux cimes vertigineuses de la relecture de Spinoza par Deleuze, de la réactivation du perspectivisme leibnizien par les dernières poussées de l’anthropologie et de l’éthologie, de l’épistémologie constructiviste impliquée par la sociologie contemporaines des sciences, etc. 

Quel est le procédé didactique à la source d’un résultat si probant ? C’est la dramatisation de problèmes philosophiques par la mise en scène d’un projet des animaux (se rebaptiser) dont la nécessité est bien compréhensible (n’avons-nous pas, quant à nous, choisi le nom de notre espèce ?) et de la discussion qui s’ensuit tout aussi nécessairement afin de mener ce projet à bien. C’est dire qu’on est pris dans une véritable situation-problème : à partir du projet de se renommer, comment procéder ? Toutes les questions susmentionnées en découlent dans une cascade inévitable, car ce mouvement de cascade est proprement la nécessité de résoudre un problème. On évite ainsi l’immense inconvénient du didactisme classique où les questions philosophiques sont introduites de nulle part, comme si elles se posaient naturellement, pour constituer les points de départ gratuits d’un exposé qui nous fera part de l’ « avis » non moins contingent des « grands auteurs » sur la question. Ici au contraire nous n’avons pas le choix, nous sommes forcés à penser, les enjeux philosophiques s’imposent sans arbitraire comme les phases de développement d’un problème à résoudre. Le procédé me semble extrêmement réussi pour « vulgariser » la philosophie dans la mesure où il  permet de proposer de la philosophie en acte au plus haut niveau tout en se passant de références à des concepts et auteurs, donc en s’adressant aussi à ceux qui n’ont aucune culture philosophique. C’est la pointe de la philosophie contemporaine à la portée de tous.

Ce qui ne signifie pas pour autant à la portée des enfants, et semble même d’abord autoriser d’en douter : la différence entre l’homme de la foule et l’homme cultivé n’est pas la même que celle entre l’enfant et l’adulte, et s’il n’est au fond pas difficile de dissocier en droit la philosophie de l’érudition (tout le monde sait que le philosophe est celui qui ne sait rien), il est beaucoup plus difficile en revanche d’en éliminer complètement l’idée d’un certain arrachement à l’enfance. On pourrait alors se demander, par exemple, à partir de quel âge un enfant pourra être sensible au problème initial, relativement abstrait, et en suivre attentivement les phases de développement. Mais ce livre ne nous invite-t-il pas précisément à nous méfier de ce type de questions ? La thèse selon laquelle l’humain ne sait pas ce que peut un animal tant qu’il se demande à quel point celui-ci lui ressemble au lieu de composer avec lui n’est-elle pas transposable à l’intérieur de l’espèce humaine, et en particulier au rapport de l’adulte à l’enfant ? La phrase qui ouvre le récit (p. 5) semble inviter d’elle-même à une transposition aux différences anthropologiques, en l’occurrence à la différence homme/femme : l’abandon par les animaux des noms imposés par Adam est introduit comme une idée d’Eve. Que l’enfant ait pour sa part besoin d’aide pour développer ses aptitudes ne semble pas une objection recevable à une extension à la différence adulte/enfant, puisque la thèse porte au niveau du développement en question : elle ne suppose pas que l’enfant soit déjà apte à beaucoup de choses, elle dit seulement qu’une aptitude ne se développe pas par l’imitation d’un modèle mais par l’épreuve tâtonnante de ce qui ne pourra se révéler convenable qu’au fil de cette expérience. Autrement dit, que l’enfant soit très peu capable n’est pas une objection à la thèse selon laquelle il n’y a rien dont il doive devenir capable. Dès lors, le soupçon que Le Chez soi des animauxne soit pas tout à fait un livre pour enfants ne disparaît pas mais change de sens : la question n’est plus de savoir si le livre est bien adapté au développement de l’enfant mais si, dans la mesure même où il déboute cette question, ce livre peut encore sans malentendu être considéré comme un livre « pour » enfants. Dire qu’il serait bon a prioripour les enfants en général ne reviendrait-il pas en fin de compte à en disqualifier la thèse, qui nous semble impliquer qu’il n’y ait tout simplement rien de tel ? C’est pourquoi on se gardera de dire que cette histoire serait bonne pour les enfants : parions plutôt que dans certaines circonstances, elle fera peut-être éprouver à certains enfants comme à certains adultes que ce qui est bon, personne ne pourra le savoir pour eux. Si une certaine puérilité est alors concernée, c’est moins le bas âge comme tel que cette tendance, bien ancrée chez l’adulte ordinaire, à chercher le bien dans l’imitation de ce qui devrait être au lieu de composer avec ce qui est là.

Ainsi Le Chez soi des animaux est-il entre autres et éminemment ce qu’il ne prétend pas être – un extraordinaire ouvrage de philosophie contemporaine à la portée de tous – mais peut-être pas ce qu’il prétend être – un livre « pour enfants ». Sur ce point, le feuilleteur risque d’être induit en erreur par l’affinité apparente entre deux procédés qu’il serait tenté de confondre sous la notion d’ « anthropomorphisme ». Tout au long de cette histoire où l’auteure multiplie à l’envi ce qu’elle nomme elle-même les « analogies avec le monde humain » (fourmis-architectes, abeilles potières, etc.), ne retrouve-t-on pas ce procédé caractéristique des histoires habituelles pour enfants qui mettent en scène des animaux se comportant « comme nous » ? La notion d’anthropomorphisme empêche ici de voir que la démarche de l’auteure ne recoupe le procédé habituel qu’à contresens. Dans le cas de la littérature enfantine classique, il s’agit moins en effet d’anthropomorphisme que d’un procédé de naturalisation de certaines normes culturelles contingentes ; dans le cas du Chez soi des animaux, il s’agit encore moins d’anthropomorphisme puisque c’est la question même de la ressemblance entre espèces, et plus généralement entre les êtres, qui est déboutée. Ce qui est ainsi mis en œuvre n’est pas seulement autre chose, mais l’exact contraire de ce qui se passe dans la littérature enfantine traditionnelle : V. Despret n’utilise pas l’intérêt que l’enfant porte aux animaux pour inculquer à celui-ci les normes du monde de l’adulte, mais pour mettre ces dernières en question.

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