Cet ouvrage, comme son titre l’indique, se veut être un dialogue argumentatif entre un père philosophe (Roger Pol-Droit) et sa fille de seize ans. Il s’inscrit dans la veine des ouvrages pédagogiques qui, à la suite du livre de Tahar Ben Jelloun, Le racisme expliqué à ma fille,paru en 1998, ont fait florès en se structurant dans un jeu de question-réponse entre un apprenant relativement candide voire innocent et un pédagogue instruit et vulgarisateur. Ce faisant, cet entretien se rallie de manière plus générale à une tradition philosophique des dialogues écrits (Platon, Galilée, Leibniz, etc.)
L’ouvrage est structuré de manière pertinente en quatre chapitres. Après avoir brièvement expliqué, en guise d’introduction, la raison d’être du livre, en insistant sur son intention de donner une idée juste et accessible de la philosophie pour tous, Roger-Pol Droit en vient, dans le premier chapitre à tenter de faire émerger de ce dialogue, une définition de la philosophie accessible et compréhensible par tous. Après avoir écarté la simple analyse étymologique du mot « philosophie » qui mènerait à n’y voir qu’un amour de la sagesse relativement difficile à se représenter concrètement, R.-P. Droit cherche à nous faire connaître ce qu’est la philosophie. Or, si connaître un terme ou une notion revient à en faire l’expérience, alors la proposition d’expérience que constitue la lecture de ce dialogue peut être vue elle-même, de manière générale, comme une tentative cohérente de mettre en œuvre ce précepte en l’appliquant à son objet, à savoir la philosophie. Le dialogue nous emmène ensuite vers un éclaircissement de la notion de philosophie comme étant une recherche de vérité dans le domaine des idées qui commandent notre existence en mettant ces idées à l’épreuve pour les trier de manière critique. Dans le chapitre deux, l’auteur fait la distinction entre l’idéal philosophique du sage propre à l’Antiquité – où la philosophie est un moyen pour l’humain de mener une vie bonne – et l’idéal philosophique du savant dès la Renaissance puis dans les Temps modernes, qui ébauche en le préfigurant, l’échafaudage scientifique du savoir contemporain. Dans le troisième chapitre, R.-P. Droit invite à se pencher sur les pièges du langage en tant que moyen principal de la recherche de vérité. Et dans le chapitre quatre, il tente de déterminer les différents domaines auxquels se consacre l’activité d’élucidation philosophique (métaphysique, logique, psychologie, morale et politique).
En général, le livre est écrit dans un langage peu soutenu sans être familier. Il reprend en gras une série de mots-clefs ou de notions qui sont expliqués immédiatement dans la suite du texte. Les éventuels recours à l’histoire de la philosophie semblent pertinents en permettant de donner de grands repères (grandes périodes de l’histoire, sectes philosophiques ou courants généraux, quelques rares grands auteurs) qui font sens dans l’articulation générale du dialogue. Autrement dit, l’auteur évite judicieusement, au niveau du contenu proposé, deux obstacles complémentaires. D’une part, il s’empêche de verser dans toute forme d’imposition d’une culture intellectuelle ou académique dominante – par exemple en évitant l’usage répété de références explicites – qui serait non seulement dédaigneuse pour tout public non averti, mais également contre-productive vis-à-vis du but pédagogique de l’ouvrage. Et d’autre part, l’auteur prévient toute participation à un « nivellement par le bas » qui pourrait survenir par excès de vulgarisation ou par absence de rigueur intellectuelle. R.-P. Droit réussit cet exploit pédagogique en ne perdant pas de vue l’usage pratique et concret de la philosophie à partir de l’expérience la plus familière ou la plus quotidienne. Sur le plan du contenu, le pari semble plutôt réussi.
Néanmoins, l’auteur ne prend pas le temps de rendre compte d’une série de parti-pris parmi lesquels un nominalisme constitutif et une orientation de sa pensée vers la philosophie du langage qu’il tend, par son choix de sujet du chapitre trois, à faire passer implicitement comme étant constitutif de la philosophie elle-même. Autrement dit, on peut se demander si l’auteur, en usant des apports de la sémiologie ou des sciences du langage et en questionnant une certaine insuffisance intrinsèque du langage ordinaire à rendre compte de la vérité, ne cherche pas à faire passer, malgré lui, les réflexes critiques de la philosophie du langage pour the one best way de la philosophie auprès d’un public néophyte.
Sur le plan de la forme, cet ouvrage n’échappe pas au tiraillement typique entre deux tendances qui constitue le paradoxe propre à ce genre de tour de force et qui ne peut laisser, par sa nature contradictoire, que des insatisfactions. D’une part, la lecture de l’ouvrage décèle une concision remarquable et une structuration pertinente permettant de proposer un tour d’horizon de la philosophie qui ne peut être qu’une œuvre à la portée d’un auteur érudit. Cette retenue dans l’écriture reflète une maîtrise de la discipline philosophique qui travaille le dialogue de l’intérieur et ne se révèle qu’en creux. Elle est corroborée par des exemples concrets et précis émaillant tout le dialogue et par un certain art de retourner la situation en prenant l’interlocuteur candide dans les rets de ses incohérences ou de son enthousiasme. D’autre part, le dialogue est articulé en un montage qui semble artificiellement découpé et révèle au grand jour l’effort et la peine de l’auteur, aussi érudit soit-il, à s’astreindre à un tel exploit.
R.-P. Droit affirme que ces pages sont issues d’un dialogue réel avec sa fille de seize ans et on ne peut que le croire. Mais le montage tellement découpé pour les besoins de la cause donne une impression d’irréalité, voire d’expérience imaginaire à cet entretien ce qui ne manque pas de déforcer sa crédibilité didactique. L’asymétrie entre la partie congrue laissée à la fille en tant qu’« apprenante ignorante » et le terrain vaste et faussement inconquis laissé au père en tant que « maître » peut donner le sentiment à un public jeune auquel le livre s’adresse, que l’auteur fomente des stratégies narratives assez lourdes pour se jouer de lui. Autrement dit, il est difficile d’oublier le geste d’écriture même lorsqu’on veut, en lecteur volontaire et bien intentionné, s’intéresser de bonne foi au contenu, par ailleurs passionnant et dominé magistralement par l’auteur. Mais ce reproche n’est pas décisif pour juger de la qualité de l’œuvre ou de son potentiel d’édification, puisque ce grief pourrait être adressé mutatis mutandis aux dialogues de Platon où les réponses stéréotypées, les relances maladroites et les acquiescements presque caricaturaux des divers interlocuteurs de Socrate sont légion. Cependant, ceux-ci participent de l’élément ironique des échanges. Mais R.-P. Droit n’a pas d’intention ironique comme moyen didactique.
Un autre élément vient aggraver cet écueil, précisément, cette impression d’irréalité, puisque sa fille de seize ans, en tant qu’interlocutrice semble inconsistante – et paraît par-là s’effacer derrière sa fonction narrative – en faisant preuve tantôt d’une simplicité trop enfantine, tantôt de suppositions un peu trop informées. Dans les deux cas, elle « ne fait pas son âge » plus souvent qu’à son tour, ce qui nuit à la crédibilité d’ensemble.
La totalité de ces écueils, combinés à un choix de format (88 pages) et à la présence de certains passages assez courts où R.-P. Droit accélère son raisonnement et ne parvient pas à décomplexifier son discours, peuvent amener à se demander si l’ouvrage ne rate pas sa fonction première de vulgarisation auprès d’un public jeune. Il est permis de se demander : le lecteur débutant en philosophie – qui serait capable de surmonter ces obstacles pour mener la lecture jusqu’au bout de l’ouvrage par ailleurs remarquable – ne démontrerait-il pas par-là qu’il a le potentiel – en termes de facultés intellectuelles, de méthodes d’apprentissage ou de force de caractère – pour paradoxalement se passer de ce genre d’ouvrage d’initiation ?