Compte-rendu critique de L’Etat et la Société

de O. Brénifier (dir.), L’Etat et la Société, Paris, Nathan (coll. « L’Apprenti Philosophe »), 2002.

L’ouvrage que nous présentons ici fait partie de la collection « L’Apprenti Philosophe ». Cette collection, dirigée par Oscar Brenifier et éditée entre 2001 et 2003 par la maison Nathan (maison d’édition française spécialisée dans la publication de manuels scolaires et autres livres de jeunesse), compte huit livres didactiques spécifiquement destinés à l’apprentissage de la philosophie en France pour les élèves de Terminale (en vue de l’obtention du BAC). En effet, à travers chaque ouvrage, sont abordées les notions essentielles du programme français de philosophie : La Conscience, l’Inconscient et le Sujet (2001) ; L’Art et le Beau (2001) ; La Raison et le Sensible (2001) ; Liberté et Déterminisme (2001) ; L’Opinion, la Connaissance et la Vérité (2002) ; L’Etat et la Société (2002) ; Le Temps, l’Existence et la Mort (2002) ; Le Travail et la Technique (2003).

Pour situer un petit peu l’émergence de cette collection et le choix des thèmes abordés, disons simplement que, au début des années 2000, le programme français de philosophie en Terminale était divisé en trois grandes séries (la série littéraire ; la série économique et sociale ; et la série scientifique). Chacune de ces trois séries abordait différentes notions (concepts) regroupées selon trois titres : « La condition humaine », « Le savoir » et « L’agir ». Notons qu’aujourd’hui, le programme français de philosophie en Terminale (2019-2020) a quelque peu changé : la division en trois séries reste identique, cependant les notions abordées sont désormais rassemblées selon, non plus trois, mais cinq titres : « Le sujet », « La culture », « La raison et le réel », « La politique » et « La morale ». Quoiqu’il en soit, les notions abordées dans le programme demeurant à peu près les mêmes, il semble bien que les ouvrages de la collection « L’Apprenti philosophe » restent d’actualité dans le cadre de l’enseignement scolaire de la philosophie en France.

En ce qui concerne l’enseignement de la philosophie en Belgique, il nous semble que ces ouvrages sont tout à fait pertinents et d’actualité, et peuvent tout à fait être mobilisés dans le cadre du programme du cours de Philosophie et Citoyenneté du deuxième et du troisième degré de l’enseignement secondaire. En effet, les huit ouvrages de la collection font écho à différentes UAA du programme. Par exemple, l’ouvrage que nous allons présenter ici, L’Etat et la Société, peut constituer un outil didactique pour certaines UAA du deuxième degré (2.1.4. – 2.1.5. – 2.2.4. – 2.2.5.) ainsi que du troisième degré (3.1.5. – 3.2.5. – 3.2.6.), et on pensera tout particulièrement à l’UAA 3.1.6. « L’Etat : pourquoi, jusqu’où ? ».

Avant de rentrer dans le vif du sujet, donnons encore une info pratique : ces huit petits ouvrages sont en vente à un prix très démocratique (généralement moins de quatre euros), et sont aussi disponibles gratuitement sur le web (téléchargeables en format PDF).

Ceci étant dit, passons à présent à la présentation de l’ouvrage. L’Etat et la Société est un petit ouvrage de 128 pages rédigé (entre autre et) sous la direction d’Oscar Brenifier – Brenifier qui, notons-le a participé à la rédaction de chacun de huit livres de la collection. Cet ouvrage – ainsi que les sept autres de la même collection – a été conçu comme un outil directement utilisable dans le prolongement du cours [de philosophie], ou pour préparer un devoir1 . L’objectif visé avec cette collection est clair : proposer aux élèves, apprentis philosophes, un outil original pour apprendre à penser par soi-même et réussir en philosophie !2

Le pari est ambitieux ! A travers la collection « L’Apprenti Philosophe », Brenifier affirme (dès la quatrième de couverture de l’ouvrage) initier le lecteur à la démarche philosophique ; mais cette initiation ne se veut pas (seulement) théorique, elle se veut pratique. C’est-à-dire que l’outil proposé doit permettre l’apprentissage du philosopher, c’est-à-dire encore : savoir questionner, construire un raisonnement, et penser par soi-même...3

Autant d’ambition dans un si petit ouvrage… Péché d’orgueil ? Espoir naïf ? Peut-être… mais rendons à César ce qui est à César et ne lui faisons pas dire ce qu’il n’a pas dit ! Les auteurs ne présentent pas leur ouvrage comme un outil miracle ni révolutionnaire. L’outil ne se suffit pas à lui-même pour apprendre à philosopher et à penser par soi-même. Il est conçu, nous l’avons dit, en prolongement du cours de philosophie ; il ne le remplace donc pas et ne peut s’y substituer. En revanche, il semble que, utilisé judicieusement, il constitue effectivement un outil didactique original et vraisemblablement efficace dans l’enseignement de la pratique philosophique. A l’enseignant maintenant à y recourir de façon judicieuse avec ses élèves !


Notre lecture critique de l’ouvrage a tourné essentiellement autour de la question suivante : l’outil tient-il ses promesses ? Permet-il de réaliser ce pourquoi il a vocation ? Autrement dit, peut-il effectivement permettre (ou favoriser) l’apprentissage de la pratique philosophique et du penser par soi-même ?

Le gros point fort de l’ouvrage réside précisément dans sa forme, sa conception – et c’est elle d’ailleurs qui en fait son originalité. L’ouvrage se divise en deux parties : la première présente une succession de huit dialogues commentés permettant de dégager des problématiques autour du thème « Etat et Société » ; la seconde présente des extraits de textes d’auteurs à partir desquels réfléchir aux problématiques dégagées.

Les huit dialogues qui se succèdent dans la première partie mettent en scène deux personnages : Victor, apprenti philosophe, et Héloïse, figure socratique (pour ne pas dire brenifierienne) de la sagesse qui guide Victor dans sa réflexion et son questionnement, soulignant, interrogeant et remettant en question ses préjugés, préconceptions, erreurs méthodologiques et autres obstacles au raisonnement. La posture méthodologique adoptée par Héloïse n’est pas sans rappeler celle de Socrate, inspirée de la maïeutique (méthode de prédilection de Brenifier dans ses ateliers philo), permettant ainsi à Victor d’« accoucher » au fil de chaque dialogue, d’une pensée toujours plus philosophique, c’est-à-dire d’avancer toujours plus dans la problématisation, de mener une réflexion toujours plus élaborée et « purifiée » des obstacles qui en entravent le cours (tels que ses préjugés, opinions, précipitations, etc.).

Ce recours au dialogue « guidé », dans l’apprentissage de la pratique philosophique et du penser par soi-même, offre au lecteur un modèle, l’illustration d’une pensée en construction de laquelle il peut s’inspirer en se mettant à la place de Victor, c’est-à-dire à la place de celui qui apprend à questionner et à construire un raisonnement. Et l’outil est d’autant plus efficace qu’il est commenté par les auteurs au travers de remarques méthodologiques (identification, dans la marge de chaque dialogue, des erreurs méthodologiques et des obstacles de raisonnement produits par Victor ; ainsi que du traitement réussi de ces obstacles [leur résolution par Victor au fil de l’échange]). Les auteurs enrichissent également les dialogues de renvois à des citations, à des problématiques et à des textes d’auteurs (présents donc dans la seconde partie de l’ouvrage) offrant ainsi au lecteur l’occasion de réfléchir à son tour et de s’entraîner à construire un raisonnement. En outre, à la fin de chaque dialogue, se trouvent le résumé de la problématique et des enjeux soulevés à l’instant, ainsi qu’un lexique proposant une définition des notions traitées. Le lecteur peut ainsi s’assurer de sa bonne compréhension du propos.

La seconde partie regroupe donc les différentes problématiques qui ont émergé des dialogues et les textes d’auteurs qui y sont associés. Chaque dialogue renvoie à plusieurs problématiques : au total, vingt-six problématiques émergent au fil des huit dialogues. Ces vingt-six problématiques, formulées par les auteurs sous la forme de questions, offrent au lecteur un double avantage : d’abord, on l’a dit, l’occasion de s’entraîner à construire un raisonnement à partir d’un énoncé (d’une question) non directement traité dans les dialogues mais en en reproduisant la rigueur méthodologique ; ensuite, ces problématiques offrent également au lecteur des pistes de réflexion à travers le recours à des textes d’auteurs. À chaque 3 problématique a été associé un texte (un extrait par problématique). Le lecteur peut ainsi orienter et enrichir son raisonnement suivant la thèse d’un penseur présentée dans l’extrait.

Il nous semble que cette méthode de raisonnement dialogique, illustrée dans l’ouvrage par la rencontre de Victor et Héloïse, et enrichie de textes d’auteurs, rend l’outil efficace – c’est-à- dire qu’elle favorise effectivement, à notre avis, chez le lecteur l’éveil du questionnement philosophique et de l’esprit critique – et ce, à un double niveau. Il y a, à la fois, un apprentissage du sujet, une réflexion sur le fond, sur le contenu même de l’ouvrage : un questionnement autour du thème « Etat et Société ». Ce premier niveau d’apprentissage serait de l’ordre de la cognition. Le second niveau de l’apprentissage s’opère plutôt au niveau de la forme : c’est l’apprentissage en lui-même de la méthode, de la démarche du questionnement philosophique, de la façon de raisonner philosophiquement – apprentissage favorisé justement grâce aux commentaires qui complètent les dialogues et à la posture même d’Héloïse. Ce second niveau d’apprentissage serait de l’ordre de la conscientisation et de la métacognition : face à la pensée en construction de Victor, face à la méthode mise en œuvre pour construire le raisonnement au fil des huit dialogues, le lecteur apprend progressivement à (re)connaître les qualités et les étapes de la démarche philosophique pour ensuite s’entraîner à les mettre en pratique, quittant ainsi son statut de lecteur pour se mettre à la place de Victor :

Victor doit apprendre à s’interroger, pour penser par lui-même ; il doit installer en sa propre démarche le réflexe de mise à l’épreuve des idées, et à partir de ses propres idées, apprendre à formuler des questions, à profiter de ses intuitions mais aussi de ses erreurs. Ses tâtonnements et ses difficultés l’amèneront à comprendre ce qui constitue la démarche philosophique.4


Enfin, en dépit de toutes les qualités que présente l’ouvrage, nous émettons néanmoins deux réserves :

Premièrement, bien que nous pensons que cet ouvrage constitue effectivement un outil pertinent et efficace dans l’apprentissage théorique de la démarche philosophique : à travers lui, l’élève peut comprendre, conscientiser et (re)connaître les qualités d’un raisonnement philosophique ; nous émettons une réserve quant à sa prétention à permettre un apprentissage pratique. Ne nous méprenons pas : savoir ne veut pas dire savoir faire ; et connaître ne garantit pas la capacité d’appliquer. En cela, il est important que l’enseignant qui propose cet outil à ses élèves ait bien conscience qu’il ne se suffit pas à lui-même. Outil et non pas manuel, il tient d’avantage du four ou du batteur électrique que de la recette de cuisine. Et comme tout outil électrique, il nécessite la surveillance d’un adulte lorsqu’il est utilisé par un enfant. L’enseignant a dès lors à accompagner l’élève dans son usage de l’outil ; il a à prendre sa place au sein du dialogue : il doit pratiquer avec ses élèves et assurer la fonction de guide (endosser le rôle de Socrate) s’il veut leur enseigner la pratique du philosopher.

La seconde réserve que nous émettons concerne plus spécifiquement le choix des auteurs de ne proposer, dans la seconde partie de l’ouvrage, qu’un seul texte (qu’une seule thèse) par problématique énoncée (dégagée des dialogues) à partir duquel réfléchir et construire un raisonnement. Pour chaque problématique, les auteurs ont sélectionné un extrait bien particulier. La question qui se pose est : pourquoi tel texte, pourquoi tel auteur pour aborder telle problématique ? Toute sélection amène toujours à s’interroger sur les critères de sélection. En outre, ne proposer qu’une seule piste à partir de laquelle aborder une problématique, peut entraver, il nous semble, d’une double façon l’apprentissage du penser par soi-même. Premièrement, parce que cette piste unique de réflexion, qui oriente nécessairement la pensée d’un profane dans le sens de la thèse du penseur cité, entraîne le risque d’un conformisme, d’une concordance, d’un ajustement des pensées des apprenants à celle du philosophe cité. En effet, face à un penseur renommé, les élèves peuvent être amenés à limiter leur réflexion et à la calquer sur celle qui fait autorité à leurs yeux. Ensuite, ne proposer aux apprentis philosophes qu’une seule piste de réflexion réduit également leur champ de vision, réduisant par-là l’élaboration conceptuelle. Il est étonnant et réducteur, par exemple, qu’à la problématique numéro 9, « Le droit de propriété est-il une entrave à la société ? », l’on ait cité seulement Locke, alors que Marx aurait été tout aussi pertinent et légitime, offrant dès lors deux conceptions radicalement opposées, forçant l’élève à réfléchir à partir des contradictions et à se positionner. Il nous paraît plus pertinent et plus efficace d’un point de vue didactique – et compte-tenu du projet de l’ouvrage d’amener l’élève à apprendre à penser par lui-même –, de proposer pour chaque problématique, deux orientations, deux pistes de réflexion antagoniques ; une seconde citation qui réponde autrement, voire qui contredise, la première, forçant par-là même l’élève à se positionner sur la question.

Enfin, nous souhaitions encore également formuler une critique (une faiblesse) de l’ouvrage : le si peu de références féminines en matière de philosophes : une sur vingt-six citations (Arendt) alors qu’il existe tant de penseuses et philosophes qui ont enrichie la pensée sur l’Etat et la Société (de Beauvoir, Weil, Nussbaum, Butler, Haraway, Davis, etc.). Les femmes ont leur place en philosophie et dans l’histoire de la pensée, et il est grand temps de leur reconnaître. L’enseignement de la philosophie doit évoluer avec son temps et ne peut plus se faire, en 2020, sans prendre en compte les femmes au risque de continuer à faire vivre cette idée archaïque et machiste que la philosophie « est affaire d’hommes ».


En guise de conclusion, reposons la question qui a orienté notre critique de l’ouvrage : l’outil tient-il ses promesses ? L’ouvrage permet-il d’apprendre à philosopher et à penser par soi- même ?

Notre réponse : oui mais… il nous apparaît que la condition sine qua non au bon usage et à l’efficacité de cet outil est la participation de l’enseignant dans le processus d’apprentissage de la démarche philosophique. LEtat et la Société ne constitue pas du tout un manuel de philosophie mais un outil : l’illustration d’une pratique, d’une méthode de raisonnement philosophique, qui invite le lecteur, au moyen de commentaires, d’indications et de questions, à s’entraîner, à pratiquer à son tour. Une lecture passive de l’ouvrage est donc d’emblée exclue ; la lecture doit mener à l’action. Le livre n’a de sens que si son lecteur se fait acteur : sa tâche étant d’appliquer la méthode que lui propose le livre. Pour ce faire, il doit entrer en dialogue avec Héloïse – à l’enseignant dès lors à jouer le rôle. L’usage de cet outil n’aura de sens que si l’enseignant participe et serve de guide à l’apprenti pour lui permettre d’« accoucher » un raisonnement, d’« accoucher » le questionnement philosophique, d’« accoucher » le penser par soi-même. Lire ne suffit pas !

Tu vois l’avantage du dialogue pour la pensée : les idées poussent mieux à plusieurs têtes.5 – Dit Héloïse à Victor.
L’objectif de l’ouvrage est clairement formulé par les auteurs : que l’apprenti s’entraîne à élaborer une pensée philosophique, en se confrontant à lui-même et aux autres.6

Reste, pour l’enseignant, la question de savoir comment réaliser un tel projet et comment mettre en place pareille méthode dialogique en classe. Le dialogue guidé tel qu’Héloïse le tient avec Victor est opérant et efficace parce que l’échange ne se fait qu’à deux. Or, comment garantir pareil apprentissage du philosopher et du penser par soi-même dans une classe d’une vingtaine – parfois plus ! – d’élèves ?


1 BRENIFIER, O. (dir.), L’Etat et la Société, Paris, Nathan (coll. « L’Apprenti Philosophe »), 2002, 4e de couverture. 2 Ibidem.
Ibidem.
4 Ibid., Avant-propos.
Ibid., p. 37.
Ibid., Avant-propos.

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Voir aussi :
« Pensez-vous vraiment ce que vous croyez penser ? » de Marianne Chaillan (Ed. des Equateurs)

Marianne Chaillan est une philosophe française et professeure de philosophie dans un lycée privé à Marseille. Elle est une fervente défenseuse de la pop-philosophie, une philosophie dont les objets sont ceux de la « pop-culture ». Elle a écrit divers livres à ce propos, analysant tantôt l’univers de Disney (Ils vécurent philosophes et eurent beaucoup d’heureux), Harry Potter (Harry Potter à l’école de la philosophie), Game of Thrones (Game of Thrones, une métaphysique des meurtres), ou élaborant les playlists fictives qu’écouteraient certains philosophes (La Playlist des philosophes). Le souci central de sa philosophie est de se rendre accessible à un public de néophytes.

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