Cet article s’inscrit à la suite de mon intervention consacrée à la lecture chez Kierkegaard lors de la journée « Lectures philosophiques », le 24 février 2021. Durant cette intervention, nous avons pu définir les conditions kierkegaardiennes d’une « bonne lecture ». Toute « bonne lecture » doit être l’occasion d’une « réduplication« , c’est-à-dire d’une compréhension active et singulière de ce que l’on lit, dit Kierkegaard. La réduplication est le « quand lire, c’est faire » kierkegaardien. Il faut se laisser interpeller par les textes qui s’adressent à nous. Lire, ce n’est pas déchiffrer un sens préexistant, ce n’est pas décrypter passivement un message purement théorique : lire, c’est interpréter au double sens du terme (non seulement comprendre mais performer ce que l’on lit, ce que l’on comprend). Pour nous aider à lire en ce sens, Kierkegaard nous a laissé une recommandation majeure : « Je me représente toujours un lecteur qui lit à haute voix » (Journal, Tome 2, édition française, p.99). Oraliser les textes, les interpréter comme un musicien interprète un morceau ou comme un acteur interprète un personnage, c’est faciliter la réduplication – clé d’une véritable compréhension des textes.
Dans cet article, je vous invite à vous prêter à l’exercice que nous propose Kierkegaard… Vous trouverez ci-dessous une sélection de courtes citations philosophiques à lire à voix haute. Laissez-vous donc interpeller par ces mots, laissez-les vibrer au son de votre voix et faites-vous porte-parole des auteurs choisis. Tentez, enfin, de voir ce que cela provoque en vous : cet exercice vous met-il mal à l’aise ? Le texte vous paraît-il plus convaincant ? Plus puissant ? Avez-vous l’impression de produire une lecture plus active ? Parvenez-vous à lire « avec les yeux du cœur », comme le préconise Kierkegaard ? Bref : tâchez de voir si l’oralisation du texte vous mène doucement à la réduplication, à la compréhension personnelle et active des mots que vous lisez.
Les consignes de cet exercice peuvent être résumées comme suit :
- Lisez les citations de philosophes ci-dessous et tentez de répondre aux questions suivantes.
➢ Selon vous, quelles citations manifestent le plus la subjectivité de leur auteur et pourquoi ?
➢ Selon vous, quelles citations se révèlent les plus percutantes pour le lecteur et pourquoi ?
➢ Selon vous, certaines citations sont-elles moins philosophiques que d’autres et pourquoi ?
➢ Selon vous, quelles citations se prêtent le mieux à l’enseignement de la philosophie (notamment avec les plus jeunes et/ou les plus inexpérimentés en la matière) et pourquoi ? - Sur base de ces réponses, tentez d’estimer l’impact du style d’écriture philosophique (plus ou moins incarné ou désincarné ; universalisant ou singularisant ; subjectif ou objectif ; etc.) et de son oralisation sur la réception personnelle que vous vous faites de ces lectures.
« Aie confiance en toi : chaque cœur vibre à cette corde de fer. Accepte la place que la divine Providence a trouvée pour toi, la société de tes contemporains, l’enchaînement des faits. Les grands hommes ont toujours fait ainsi et, tels des enfants, se sont abandonnés au génie de leur époque, révélant par là même que ce qu’ils percevaient comme absolument digne de confiance résidait dans leur cœur, se manifestait par leurs mains et prédominait dans tout leur être. Et maintenant, les hommes que nous sommes doivent accepter avec exaltation la même destinée transcendante. Ne soyons pas des êtres faibles et infirmes dans un coin protégé, non pas des lâches fuyant devant une révolution mais des guides, des rédempteurs, des bienfaiteurs, obéissant à l’effort du Tout-Puissant et gagnant sur le Chaos et les Ténèbres. Quels beaux oracles la nature ne nous donne-t-elle pas sur ce sujet, sur le visage des enfants, des nouveau-nés, à travers leurs comportements même chez les bêtes. Cet esprit divisé et rebelle, cette méfiance à l’égard d’un sentiment parce que notre arithmétique a calculé la force et les moyens opposés à notre propos, cela ils ne l’ont pas. Leur esprit étant intact, leur regard est encore invaincu, et lorsque nous fixons leur visage, nous sommes déconcertés. La petite enfance ne se conforme à personne, tous s’y conforment : c’est ainsi qu’un seul nourrisson sera sur le même pied que les adultes qui bavardent et jouent avec lui. Ainsi, à la jeunesse, à l’adolescence et à la maturité, Dieu a-t-il également accordé le piquant et le charme de l’enfance qu’il a rendu enviable et gracieux, et ses exigences ne doivent pas être mises de côté, s’il s’affirme en tant que tel. N’allez pas croire que l’être jeune n’a pas de force parce qu’il ne peut s’adresse à vous ou à moi. Écoutez ! dans la pièce voisine, sa voix est suffisamment claire et insistante. Il semble qu’il sache comment s’adresser à ses contemporains. Et alors, timide ou audacieux, il saura bien, nous les anciens, nous rendre inutiles ».
« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, il n’y a là aucun doute ; car par quoi le pouvoir de connaître serait-il éveillé et mis en exercice, si cela ne se produisait pas par des objets qui frappent nos sens, et en partie produisent d’eux-mêmes des représentations, en partie mettent en mouvement notre activité intellectuelle pour comparer ces représentations, pour les lier ou les séparer, et élaborer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, qui s’appelle expérience ? Selon le temps, aucune connaissance ne précède donc en nous l’expérience, et toutes commencent avec elle »
« Comment ne pas trouver mauvais le conseil de cacher sa vie, c’est-à-dire de s’ensevelir tout vivant ? Est-il donc si honteux de vivre, qu’on doive chercher à être ignoré de tout le monde ? Pour moi, je dirais au contraire : Gardez-vous de cacher votre vie, quand même elle serait mauvaise ; faites-la plutôt connaître, afin de vous corriger et de réformer votre conduite. Si vous êtes vertueux, ne soyez pas un homme inutile ; si vous avez des vices, ne vous refusez pas à les voir guérir. Mais vous qui donnez ce conseil, prenez garde à qui vous l’adressez ; est-ce à un homme ignorant, vicieux et insensé ? C’est comme si vous disiez à un malade : Avez-vous la fièvre, ou êtes-vous en frénésie, ayez soin de le cacher et de n’en rien dire à votre médecin ; enfoncez-vous dans des ténèbres profondes où personne ne puisse connaître votre maladie. Vous dites de même à l’homme vicieux : Cachez vos vices ; rendez vos maux incurables, et vos blessures mortelles, en celant cette envie et cette superstition qui tourmentent votre âme ; gardez-vous de vous en ouvrir à ceux qui pourraient vous éclairer et vous guérir »
« Qui donc travaille à gouverner ses affections et ses désirs par le seul amour de la Liberté, il s’efforcera autant qu’il peut de connaître les vertus et leurs causes et de se donner la plénitude d’épanouissement qui naît de leur connaissance vraie ; non du tout de considérer les vices des hommes, de rabaisser l’humanité et de s’épanouir d’une fausse apparence de liberté. Et qui observera cette règle diligemment (cela n’est pas difficile) et s’exercera à la suivre, certes il pourra en un court espace de temps diriger ses actions suivant le commandement de la Raison ».
« Tout ce que tu souhaites d’atteindre dans une longue période, tu peux l’avoir dès maintenant, si tu ne te le refuses pas à toi-même. Il suffit de laisser là tout le passé, de confier l’avenir à la providence et de diriger l’action présente vers la piété et la justice ; vers la piété, pour aimer la part que la nature t’attribue ; car elle l’a produite pour toi et toi pour elle ; vers la justice, pour dire la vérité librement et sans détour et pour agir selon la loi et selon la valeur. Ne trouve d’obstacle ni dans les vices des autres, ni dans leurs jugements, ni dans leurs paroles, ni dans les sensations qui viennent de la chair qui s’épaissit autour de toi : c’est à qui les subit d’y voir. Si donc, maintenant que tu peux être près de ta fin, tu laisses tout le reste, en ne donnant du prix qu’à ta raison directrice et à ce qu’il y a de divin en toi, si tu crains, non pas de cesser un jour de vivre, mais de n’avoir jamais commencé à vivre conformément à la nature, tu seras un homme digne du monde qui t’a engendré, tu cesseras d’être un étranger dans ta patrie, de t’étonner d’événements qui arrivent chaque jour comme s’ils étaient inattendu, et de te suspendre à ceci ou à cela »
« J’irais presque jusqu’à dire que cette même chose, se connaître soi-même, est tempérance, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire “réjouis-toi”, comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages. C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre, il dit en réalité : “Sois tempéré”. Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car “Connais-toi toi-même” et “Sois tempéré”, c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien. Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois, de ceux qui ont fait graver les inscriptions postérieures : “Rien de trop” et “Cautionner, c’est se ruiner” »
« Tout est dans un flux continuel sur terre ; rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure, je doute qu’il y soit connu. À peine est-il, dans nos plus vives jouissances, un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant ou désirer encore quelque chose après ? »
« Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole »
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