Motifs d’activité philosophique, des exercices pour matérialiser les gestes philo par analogie.

C’est ici que seront publiés les déroulés commentés des cours de début d’année qui n’ont pas été publiés dans les Actes des Rencontres Philo 2024 du Pôle Philo du CAL. Et le document .pdf de l’évaluation récapitulative que je propre aux élèves en fin de « bloc », juste avant les vacances de Toussaint.

Work in progress.

Enseignante du Cours de Philosophie et Citoyenneté (CPC) mis en place en Belgique francophone en septembre 2016 dans l’enseignement primaire et en septembre 2017 dans l’enseignement secondaire, j’enseigne aux dernières années du secondaire, dans les filières qualifiantes (technique de qualification et professionnelle). En parallèle et sans rémunération, chercheuse en Didactique de la Philosophie et citoyenneté et en Philosophie de l’éducation physique à l’Université de Liège, je triture la littérature concernant la dimension expérientielle de l’éducation. 

Afin d’expliciter les gestes des philosophes, que nos référentiels de compétence appellent des « savoir-faire », j’ai mis au point quelques exercices qui les mettent en œuvre intellectuellement et, dans le même temps, en produisent une analogie physique par la manipulation de matériel ad hoc. Je propose ainsi à mes élèves de définir des concepts en genre avec des matriochkas, en différence via un cadavre exquis illustré ; d’identifier l’angle disciplinaire des questions avec des bateaux en papier ; d’articuler une argumentation avec des dominos ; d’ordonner les causes et les conséquences via un circuit de billes… Autant d’exercices qui visent à faire penser en faisant agir.

Un cadre institutionnel

Commençons par situer le cadre institutionnel dans lequel j’ai instauré cette pratique. Les Cours de Philosophie et Citoyenneté sont évalués par l’enseignant·e tout au long de l’année scolaire et, selon les établissements scolaires, les pouvoirs organisateurs qui les chapeautent et les réseaux d’enseignement qui leur confèrent la reconnaissance de l’État, les modalités de ces évaluations varient. Ainsi certain·e·s élèves ont-iels deux examens par an, certain·e·s des examens tous les deux ans, d’autres pas d’examens du tout. L’existence d’évaluations ou de « bilans » de fin de période diffèrent de la même façon. Et les épreuves proposées aux élèves sont tout aussi diverses. La cohérence du cours, malgré cette grande pluralité, tient toute entière dans le respect par toustes les enseignant·e·s des deux documents qui encadrent le cours, le référentiel de compétences et le programme. 

Le référentiel, qui émane du parlement de la communauté française((Communauté linguistique, structure politique notamment organisatrice de l’enseignement pour la partie francophone du pays.)), propose pour chaque année du cours – de la dernière année de maternelle à la dernière année du secondaire – des compétences à acquérir qui articulent savoirs, savoirs-faire et attitudes((Les référentiels sont en réalité organisés par cycles de deux ans pour tout le Tronc Commun, de la dernière année de maternelle à la troisième année du secondaire, et par degrés de deux ans également pour la fin du secondaire.)). Ces compétences structurent le cours en chapitres((Nommés chapitres pour le Tronc Commun dans le Référentiel des Socles de Compétences, ils deviennent des Unités d’Acquis d’Apprentissage (UAA) pour le Référentiel des Compétences Terminales qui concerne les dernières années du secondaire.)), qui ont une dimension thématique. Ce document a valeur légale, et prescrit aux enseignant·e·s les objectifs à atteindre.

Le programme, qui a été co-écrit par les différents réseaux d’enseignement qui organisent le cours((Subtilité belge, le Cours de Philosophie et Citoyenneté (CPC) dont il est question n’existe pas sous la forme de cours dans tous les réseaux : le réseau libre confessionnel organise une Éducation à la Philosophie et Citoyenneté (EPC) de façon transversale, de sorte que les compétences prévues dans le référentiel soient finalement acquises mais au-travers des autres cours (un peu en français, un peu en histoire, un peu en sciences sociales…) ou de journées/semaines thématiques.)), suggère des méthodes pour enseigner les compétences prescrites par le référentiel. Il fournit des pistes didactiques, des exemples de Situations d’Apprentissage (SA) et des fiches-outils destinées à permettre aux enseignant·e·s d’atteindre les objectifs qui leur ont été fixés par ailleurs. Ce document est un guide, un soutien, dont les conseils peuvent être utiles mais qui n’est pas contraignant. 

Puisque le programme n’est pas contraignant, les évaluations certificatives doivent vérifier que les élèves ont bien atteint les compétences visées à la fin de chaque cycle ou degré de l’enseignement. Mais c’est le programme qui propose aux enseignant·e·s une méthode pour attribuer de la valeur aux productions des élèves. Ainsi, bien que les épreuves ne soient renseignées nulle part, l’existence dans le programme d’une fiche-outil concernant l’évaluation qui propose surtout de « Construire une grille critériée d’évaluation » avant de suggérer en quelques menues lignes « L’auto-évaluation dans le CPC » puis « L’évaluation collective », semble privilégier d’emblée les productions écrites longues, celles auxquelles s’appliquent les grilles critériées. 

Des conditions spatio-temporelles

Les conditions matérielles dans lesquelles le cours est organisé sont déterminantes concernant lesquelles épreuves et, partant, les exercices, qu’il est non plus prescrit mais possible d’y inscrire.  

Ce cours remplace de manière obligatoire et commune une heure des cours dits philosophiques, qui proposent l’enseignement de l’un des cultes reconnus en Belgique, dont la morale non-confessionnelle((Prévu par la Constitution, l’enseignement religieux doit être neutre, au sens où l’État ne privilégie a priori aucune confession, et organise sur simple demande d’un·e élève dans toutes les écoles des réseaux officiel et officiel subventionné le cours demandé parmi les 6 proposés (Catholicisme, Orthodoxie, Protestantisme, Judaïsme, Islam, Morale non-confessionnelle). Cette exigence constitutionnelle que soit proposé un enseignement religieux a déterminé le cadre horaire du CPC, et complique un éventuel passage à deux heures, puisqu’il faudrait alors trouver un autre créneau horaire pour continuer à proposer l’enseignement religieux à toustes… ou modifier la Constitution.)). Les enseignant·e·s ont donc affaire à des classes complètes et non plus à des petits groupes. À des groupes hétérogènes du point de vue confessionnel plutôt qu’à des élèves qui ont choisi d’assister à leur cours. Et iels doivent organiser des séances dans des locaux souvent inappropriés pour seulement une période de cours, soit 45 ou 50 minutes selon les établissements. Un temps plein dans le secondaire supérieur compte 20h de cours, donc chaque enseignant·e rencontre chaque semaine vingt groupes, qu’iels voit une quarantaine de minutes si tout va bien – notamment si le local comprend suffisamment de places assises, et que les élèves s’y installent sans tarder. Ajoutons à cela qu’avoir vingt heures à donner dans un seul établissement est chose rare, ce qui induit que les enseignant·e·s qui chaque année couvrent plusieurs établissement ont une légitimité moindre dans chaque lieu et obtiennent d’autant moins facilement les locaux et horaires adéquats. 

Ces conditions rendent difficile la production de textes longs à évaluer via des grilles critériées comme le suggérait le programme, soit pendant les quarante minutes utiles du cours soit en chamboulant les horaires des autres enseignant·e·s de manière à disposer de plus longues plages de travail. Ces conditions ont poussé les collègues à transformer les attendus des épreuves, et notamment à abandonner celles qu’iels proposaient dans les cours de morale non-confessionnelle qui faisaient jadis la part belle à la philosophie avec deux heures par semaine et des groupes plus restreints. Ainsi les dissertations et explications de texte ont-elles perdu de leur popularité, en attendant le très espéré « passage à deux heures » promis par certaines formations politiques, bloqué au parlement par d’autres. 

Pourtant, il faut bien que les épreuves évaluent les compétences visées, et pas uniquement la connaissance/restitution de tel ou tel « savoir ». Les productions écrites n’ont donc pas tout à fait disparu, et chacun·e s’évertue à trouver une forme courte, qui puisse être rédigée en une quarantaine de minutes et permette de percevoir si les élèves savent, par exemple, « Problématiser le concept d’État((L’une des deux compétences terminales visées par l’Unité d’Acquis d’Apprentissage (UAA) 316 (donc du troisième degré, première heure, numéro six), intitulée « l’État, pourquoi, jusqu’où ? ».)) », ou « Justifier une prise de position sur un problème bioéthique((L’une des deux compétences terminales visées par l’UAA 313 (donc du troisième degré, première heure, numéro trois), intitulée sobrement « Bioéthique ». )) ». 

Un public

Si les productions longues semblent avoir été reléguées par les collègues sous la pression des conditions spatiales et temporelles du cours – le manque de temps et d’espace, et d’une légitimité qui permettrait d’en obtenir plus, le grand nombre d’élèves (et de copies à corriger le cas échéant) –, je peine pour ma part à obtenir de mes élèves plus d’un paragraphe auquel appliquer la moindre petite grille critériée. Quelle que soit la problématique qui leur est soumise, et quels qu’aient été les efforts entrepris ensemble les semaines précédentes pour affiner les connaissances, préciser les concepts, multiplier les arguments, varier les points de vue, décaler le problème… les élèves dans leur grande majorité ont fini après seulement dix minutes devant leur feuille et me disent ne pas voir quoi écrire d’autre. Suite à quoi je peine à évaluer les deux ou trois lignes, maigre succédané de pensée ou ersatz inchoatif de raisonnement, qu’iels ont bien voulu me confier. 

On peut incriminer le rapport à la langue, qui n’est pas celle parlée à la maison, ou dont on ne fait pas ces usages-là dans la famille. On peut incriminer leur littératie. Le fait par exemple qu’iels ont lu peu d’exemples de textes dans le genre de ce que je leur demande d’écrire, et manquent de modèles à imiter. On peut évidemment souligner la fainéantise des élèves comme le font certains collègues, ou comme d’autres accuser leur manque de motivation – que les intéressé·e·s justifient par le fait que c’est un cours général et appuient en demandant à quoi il sert, « alors qu’on veut juste devenir… » coiffeur, aide-familiale, boulanger, joailler, esthéticienne, agent de tourisme, serveuse, animateur((Notamment, et pour ne citer que les élèves que j’ai fréquenté·e·s l’année dernière.))… 

Mais la différence ne se marque pas à la motivation. Les textes les plus fournis ne viennent pas forcément des élèves les plus enthousiastes ou qui font le plus d’efforts. Ils viennent des élèves les plus proches de moi sur l’échelle sociale. Aux autres, les cours des semaines précédentes n’ont pas donné de mots, de phrases, d’idées à coucher sur le papier. Celleux qui les ont attrapés au vol ou savent aller les rechercher dans leurs cahiers, est-ce parce qu’iels ont décodé l’implicite, parce qu’iels savent que ça, ça pourra leur servir face à l’épreuve qui vient ? Si tel est le cas, alors c’est à expliciter les gestes qu’iels pourraient poser à l’écrit que je dois travailler. 

Le cadre du cours ne prévoit aucunement que nous exercions les élèves à des savoirs-faire pour eux-mêmes, alors même que dans l’introduction du référentiel je trouve deux petites lignes qui semblent leur faire toute la place. La présentation du cours y débute par deux paragraphes que j’aime faire lire à mes élèves en espérant qu’iels cessent de s’attendre à un cours de citoyenneté qui leur enseignerait le fonctionnement – au demeurant tout à fait compliqué et méritant bien un cours((Les élèves en entendent parler depuis le début du primaire et dans l’enseignement secondaire supérieur cette charge est répartie entre les cours d’Histoire, d’Éducation Économique et Sociale et, tout de même mais pour une très faible part, de CPC.)) – de l’État belge, la citoyenneté mondiale et les droits fondamentaux, ou à un cours de civisme qui leur inculque le respect des aîné·e·s, l’importance du tri des déchets et du code de la route((Ces deux écueils ont été évités à force de négociation lors de la création du cours et il m’importe que le cadre du cours fasse sens pour mes élèves, trop souvent confus·e·s sur ce point.)). 

Ces deux paragraphes indiquent ainsi en deux lignes la place potentielle des démarches de la discipline philosophique et justifient à elles seules le recours aux exercices ici à l’étude : 

[…] il ne s’agit pas de former d’une part à la citoyenneté et d’autre part à la philosophie mais d’appliquer les démarches et les outils de la discipline philosophique à l’objet et à l’objectif qu’est la citoyenneté.

J’ai fait de ces quelques lignes l’étendard de mon cours, et c’est pour que les élèves puissent concrètement « appliquer les démarches […] de la discipline philosophique à l’objet et à l’objectif qu’est la citoyenneté », notamment à l’écrit, que les quelques séances décrites ci-après constituent depuis deux ans l’introduction de mon cours pour les classes que j’ai pour la première fois. Il m’a en effet semblé important, pendant les épreuves où les élèves qui « ont fini » perdent une demi-heure à se tourner les pouces en espérant que ce que j’attendais se trouve dans les quelques mots qu’iels ont jetés à la hâte et un peu au hasard sur leur feuille, de pouvoir me reposer sur quelque chose qui ait été appris, exercé, afin d’orienter leur effort d’écriture. Je voulais pouvoir leur dire : « définissez ce concept en genre et en différence », comme Nathalie Frieden l’avait fait avec nous en journée d’étude et de pratique, et qu’iels comprennent ce que ça veut dire et puissent essayer de le faire.

Articuler savoirs-faire et habiletés

Ainsi, malgré la brèche que constitue la petite phrase sus-citée, nos documents de référence ne prévoient pas de travailler les savoirs-faire de façon spécifique. De plus, ceux du secondaire, plutôt d’inspiration tozzienne, les appellent « Problématiser », « Conceptualiser » et « Prendre position de manière argumentée », triptyque de base auquel s’ajoutent de façon variable « Questionner », « Participer à un débat », « Décider collectivement » et « Établir un espace de discussion » pour ce qui touche à l’oralité, « Évaluer les conséquences de ses actes » et « Exercer un retour réflexif sur une pratique » qui prennent en charge l’avant et l’après de l’action((Les concepteurices du cours le voulaient ancré dans le réel, mais ne lui en ont malheureusement pas donné les moyens matériels.)), « Contextualiser notamment en référence au cadre historique » et « Distinguer le sens technique et le sens commun d’un terme », « Recourir à l’imagination », et, de manière systématique pour les chapitres des dernières années, « Lire, comprendre et analyser un texte philosophique ».

Ces savoirs-faire, s’ils sont pour certains très simples, comme « distinguer le sens technique et le sens commun d’un terme », sont parfois éminemment complexes, et demander aux élèves de pouvoir « problématiser » n’est pas chose aisée. En tous cas impossible pour moi d’imaginer jeter un œil sur les deux phrases que me tendrait un·e élève qui « a fini » et de lui dire en réponse : « Non non, tu n’as pas encore complètement fini, il faudrait que tu problématises ». En créant les cours de formation des enseignant·e·s qui voulaient commencer à donner le Cours de Philosophie et Citoyenneté, nous avions, Alexis Filipucci, Anne Herla et moi isolé plusieurs « gestes de problématisation » possibles((Voir : https://prezi.com/view/C1PnBRY3A87bQ1HFHfgL/)), et d’autres pourraient s’y ajouter. De la même façon, il me semble nécessaire pour clarifier mes suggestions d’écriture de spécifier en gestes plus précis les grands savoirs-faire prescrits par le référentiel. 

Le référentiel du primaire((En réalité le référentiel « socle de compétences » s’étend depuis septembre 2022 de la dernière année de maternelle à la troisième année de secondaire, il a donc été remanié à cette fin.)), d’inspiration plutôt lipmanienne, précise davantage les savoir-faire, dont la formulation a été calquée sur celle des habiletés de penser. Pour permettre à chacun·e de saisir dans les cours qui préparent l’épreuve les éléments qu’iel pourra remobiliser, je pourrais donc m’attacher à établir avec mes élèves un vocabulaire commun, qui désigne les habiletés de penser que nous mobilisons en classe. 

Il pourrait peut-être alors suffire d’expliciter les gestes que nous faisons chaque semaine, pour à terme pouvoir dire « donne un exemple », « ajoute un contre-argument » ou « formule explicitement l’hypothèse qui est sous-entendue là » ? Ce travail sur les habiletés de penser pourrait ressembler à du Lipman, Sasseville et consorts. Mais le dire, même souvent, même systématiquement, est-ce assez ? 

Le dire et le faire

Lipman avait pensé les exercices qui permettraient de s’entraîner à mobiliser les habiletés de penser qu’il avait identifiées. Ainsi, les pointer dans la discussion, soi-même ou en demandant aux discutant·e·s de le faire, est une modalité de travail mais pas la seule. Il serait probablement possible de hiérarchiser ces modalités, d’autres s’y consacrent, et pour ma part j’ai plutôt cherché à trouver comment aller au-delà du dire, et même au-delà des exercices papier-crayon que j’avais pu trouver jusque là, en proposant à mes élèves des exercices qui permettent à la fois de développer notre vocabulaire commun, d’identifier le geste qui leur est demandé, et de l’incorporer. 

Partant de leur plaisir – et du mien – à manipuler des objets, événement rare dans le cadre scolaire de l’enseignement secondaire, j’ai cherché à créer pour elleux des exercices qui passent par le matériel pour illustrer les propriétés abstraites des raisonnements, définitions, problèmes… de manière à pouvoir ensuite appuyer sur l’expérience concrète vécue avec ces objets les apprentissages purement intellectuels qui suivraient. 

Ainsi, c’est à l’intelligence de la main que j’ai décidé de faire appel, et dans les abstractions matérialisées de Maria Montessori que j’ai trouvé mon inspiration. Depuis plusieurs années déjà((Voir : http://lafabriquephilosophique.be/les-dephis-activites-philo-comme-sur-un-plateau/)), j’élaborais sur différentes thématiques des exercices en boîtes, sur le modèle des activités Montessori, à proposer aux élèves comme sur des plateaux, et parmi lesquels iels pourraient idéalement choisir en fonction de leur intérêt, de leur sensibilité du moment. À nouveau, les conditions matérielles du cours rendent ce dernier espoir illusoire, mais il me reste à l’esprit comme un horizon à atteindre, le jour où j’aurai ma classe, dans une seule école : pour l’heure j’apporte les boîtes trois par trois, et organise quand je les prends des ateliers tournants((Un groupe travaille sur une boîte pendant 15 minutes, puis les boîtes ou les groupes tournent et sur les ± 45 min du cours chaque groupe aura travaillé sur les trois exercices.)). 

Dans chaque boîte, un exercice matérialisé : pyramide de Maslow en petits blocs à monter en triant besoins et désirs (avant d’en venir à Épicure) ; raisonnement dont chaque proposition est inscrite sur une petite cale de bois, à replacer dans le bon ordre ou alors thèses et arguments à apparier correctement((Certains exemples ont déjà été mis en ligne sur le site Internet de La Fabrique Philosophique ; je travaille sporadiquement à y ajouter les derniers créés : http://lafabriquephilosophique.be/?s=déphis))… 

Trois règles principales guident l’élaboration de ces boîtes. 

La première, c’est que l’activité soit close sur elle-même. Bien sûr, elle peut être connectée à d’autres et constituer une étape dans un cours plus vaste, mais elle doit pouvoir être prise isolément et constituer sa propre rationalité. Ainsi, si la connaissance d’un vocabulaire spécifique est requise, la boîte doit comporter une fiche-lexique qui l’explicite. S’il faut connaître les différents types de jugements selon Kant, la boîte doit comporter une fiche-théorie qui permette aux élèves de retrouver immédiatement les ressources dont iels ont besoin (et tant mieux s’iels n’en font pas usage). 

La deuxième règle, c’est que le recours à la boîte apporte réellement une plus-value par rapport au cahier. C’est à dire que le matériel ne soit pas un simple gadget. Si la même activité peut être faite sur une feuille de papier avec un crayon, et que ça ne change rien, alors par souci d’économie de moyens et pour préserver la spécificité des moments où l’on « sort les boîtes », je maintiens l’exercice sur sa feuille. Le matériel doit donc, a minima, me permettre à moi de corriger plus facilement les erreurs que feraient les élèves. 

Ce qui nous mène à la troisième règle : les activités proposées dans ces boîtes doivent permettre aux élèves de se corriger elleux-mêmes. L’exigence de visée philosophique rend cette dernière règle particulièrement difficile à respecter, d’une part parce que contrairement aux abstractions que Montessori matérialisait((

 Maria Montessori, quand elle a mis au point ses méthodes pédagogiques, a observé que les enfants étaient particulièrement sensibles à certaines abstractions selon leur âge et leur tempérament. Elle a ainsi défini une période pendant laquelle les enfants sont sensibles à l’ordre, observent la place de chaque chose, sont dérangés quand les objets le sont, et s’exercent, physiquement, à les ranger en les levant, les déplaçant et les agençant dans l’espace. Elle a ainsi observé également des périodes sensibles pour l’écriture, la lecture, le calcul… et pour appuyer l’enfant dans sa découverte de ces abstractions (le langage et en son sein les noms, les adjectifs, les verbes puis les règles de syntaxe et de grammaire… les formes, dimensions et noms des volumes, nombres, puis les règles de mesure et calcul) elle a fabriqué du matériel qui permette aux enfants de les « manipuler », par exemple en associant tel mot écrit sur un carton à la miniature de l’objet qu’il désigne, ou en plaçant telle forme géométrique dans l’encoche qui lui correspond sur un cadre de bois.)) (longueur, largeur, pesanteur, correspondance…) les abstractions de la philosophie n’ont bien souvent rien à voir avec les qualités concrètes des objets, ce qui empêche que les élèves aient bien répondu s’iels empilent les cubes en fonction de leur taille uniquement (il faut bien souvent lire quelque chose, avoir compris l’idée que l’on a lue, la mettre en rapport avec une autre idée lue ailleurs…), et d’autre part parce parfois il n’y a pas de bonne réponse définitive et indiscutable. Ce dernier critère opère une sélection drastique dans le genre d’exercices qui peuvent être matérialisés dans ces boîtes, et il m’est bien souvent arrivé de devoir écrire sur les corrigés « discutez ensemble des réponses que vous avez trouvées, de leur validité, de leurs limites » ou « il n’y a pas de réponse définitive à cette question, mais je suis très intéressée de connaître la vôtre et d’en discuter » – ce qui limite forcément l’indépendance des élèves à mon égard quand iels réalisent ces activités. 

Ces boîtes, que j’ai nommées DéPhis, produisent toujours leur petit effet, entre surprise et mystère, et seul·e·s les plus blasé·e·s se permettent de ricaner. Ravi·e·s de sortir de l’ordinaire, les élèves découvrent le matériel et cherchent à voir ce qu’il faut en faire avec plaisir. Et si parfois la règle du jeu leur déplaît, iels savent qu’iels pourront changer d’activité dans peu de temps et espèrent que la suivante leur siéra mieux. Les différentes équipes se donnent des renseignements sur les règles des boîtes quand elles tournent de groupe en groupe, et ces moments constituent des souvenirs mémorables auxquels j’ai toujours pu facilement faire appel ensuite quand le besoin s’en présentait. 

C’est donc sans grande hésitation que j’ai tenté d’étendre cette expérience globalement très positive à des cours qui porteraient spécifiquement sur certains gestes, certaines démarches, qui sont celles des philosophes et dont j’espérais qu’elles deviennent celles de mes élèves si je trouvais la bonne façon de matérialiser leur abstraction pour marquer corps et esprits et leur permettre d’incorporer cette expérience. 

Abstractions matérialisées et analogie du matériel

Cette démarche me semblait avoir d’autant plus de sens que c’était là tout l’enjeu pour Montessori de la création d’objets qui correspondent à l’aspiration de la main de l’enfant à travailler. Pour elle, « les idées abstraites elles-mêmes naissent du contact avec les réalités, et la réalité se saisit par le mouvement. Les idées les plus abstraites, comme celles de l’espace et du temps, sont conçues par l’esprit au moyen du mouvement. Celui-ci est donc le trait d’union entre l’esprit et le monde »((Maria Montessori, Trad. Georgette J.-J. Bernard, L’enfant, Desclée de Brouwer, 1936 (2006), p. 187)). Ainsi, proposer aux élèves d’exécuter certains mouvements par le biais de matériel créé tout exprès revient à influer sur les idées abstraites qui naîtront à partir de ces mouvements. 

Toute la difficulté en philosophie, comme mentionné précédemment, est que le mouvement proposé soit réellement vecteur des idées abstraites qui sont visées, celles qui touchent au savoir-faire philosophique en question, plutôt qu’à un savoir-faire concret (apparier les arguments et les thèses en fonction de la couleur du carton sur lequel ils sont inscrits plutôt qu’en fonction de leur sens), mathématique (classer les arguments par force en fonction de la largeur du morceau de bois sur lequel ils sont inscrits plutôt qu’en fonction des qualités intrinsèques des arguments), linguistique (comme lorsque la remise en ordre d’un raisonnement passe plutôt par l’analyse des connecteurs logiques que par l’agencement logique des arguments eux-mêmes), ou autre. 

Pour créer ces activités, je me suis donc concentrée sur des gestes philosophiques qui trouvent dans la réalité des analogies faciles à isoler. L’idée d’appartenance à un ensemble (un genre) correspond ainsi plus ou moins directement au mouvement d’insérer un objet plus petit dans un objet plus grand, et la ressemblance entre ces deux objets permet de saisir que l’un englobe l’autre sans que se perdent les qualités du premier. Je n’ai pas créé d’objet spécifiquement pour expliquer cela, mais ai été chercher un objet existant : les matriochkas. Leur seul défaut est qu’il n’y ait, dans une grande matriochka, qu’une seule plus-petite-matriochka, ce qui permet de matérialiser l’idée d’ensemble plus grand mais empêche de voir que dans cet ensemble chaque élément cohabite avec d’autres – s’il fallait créer du matériel exprès, voilà une piste d’amélioration de cet objet, qui permettrait qu’il corresponde encore mieux à l’idée abstraite de « catégorie ». L’idée d’articulation logique d’un raisonnement, qui permet à la pensée de cheminer sans à-coups d’un argument à l’autre, correspond assez bien aux emboîtements des éléments d’un circuit de billes, qui lorsqu’ils sont mal ajustés (quand on met le côté fermé au-dessus d’un côté ouvert, ou qu’on ne les enfonce pas bien et qu’un rebord dépasse à l’intérieur) empêchent que la bille passe et, lorsque les éléments sont inadéquatement agencés (quand par exemple on met la « pente » à l’envers, ou qu’il n’y a pas de pente du tout), la bille n’avance plus, voire recule – et il en sera également ainsi de la pensée si le raisonnement correspondant est mal articulé.   

J’ai donc cherché à ce que le matériel permette, par analogie, de saisir l’idée abstraite en question, tablant à la fois sur l’idée que le mouvement permettrait à l’esprit de se saisir des qualités du matériel pour les transposer aux relations abstraites des idées abstraites entre elles, et sur le fait que ce type d’activités, enrichissant le milieu par du matériel adapté et constituant une rupture féconde sur le continuum de la vie scolaire de mes élèves, pourrait relever de l’expérience éducative consciente, au sens où J. Dewey nous enjoint d’apprendre à en provoquer, de celles qui marquent la mémoire par les obstacles qu’elles proposent de franchir, et qui vont « stimuler suffisamment l’enfant pour l’amener à intégrer le sujet d’étude dans son expérience de croissance »((Robert B. WESTBROOK, « John Dewey (1859-1952) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 97)).  

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