Quelques réflexions sur Jul et Charles Pépin, La planète des sages, Encyclopédie mondiale des philosophes.

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15 Mai
Journée d’étude et de pratique - Belgique - La Fabrique philosophique (ULiège/PhiloCité) : S’engager en classe de philosophie ? Neutralité et débat d’idées. Avec Nathalie [...]

Tout compte-rendu est une arnaque et un moyen, pour celui qui le lit, de se dispenser d’étudier pour soi-même l’ouvrage dont il rend compte, et, pour celui qui l’écrit, de témoigner en quelques lignes de sa prétendue supériorité sur l’auteur : il procède d’une posture dédaigneuse qui se permet de porter un jugement sur un travail qu’il serait certainement incapable d’accomplir. C’est cet écueil majeur qu’il faut tâcher d’éviter ici en proposant quelques réflexions critiques sur la bande dessinée La planète des Sages, commise par le dessinateur Jul et le philosophe Charles Pépin. À première vue, l’ouvrage se présente comme une série de portraits des grandes figures de la philosophie – aussi bien les philosophes que les courants philosophiques – et offre systématiquement, sur la page de gauche, une planche assez amusante due à la plume de Jul et, sur la page de droite, un petit texte d’explication écrit par Charles Pépin. Cependant, nul ordre n’y préside, ni alphabétique, ni thématique, ni chronologique, et aucune préface ne nous renseigne sur l’entreprise. Seule la quatrième de couverture, que je cite in extenso, apporte quelques informations: «Les plus grands philosophes de l’humanité réunis en un seul ouvrage ? C’est le pari fou de cette encyclopédie: rendre vivants les personnages qui ont bouleversé notre perception de l’existence ! Pénétrez avec légèreté dans l’existentialisme, le taoïsme, la mystique chrétienne ou le postmodernisme… Baby-sitting avec Foucault, football avec Freud, jardinage avec Voltaire… Découvrez toute la variété de la pensée humaine, mise en scène avec l’humour mordant de Jul et la malice de Charles Pépin. 3000 ans de pensée mondiale rendus accessibles à tous : en refermant ce livre, vous ne verrez plus jamais le monde de la même façon ! ». Mis à part le ton autoritaire et tyrannique du bonimenteur professionnel, on peut être surpris qu’une BD d’une centaine de pages ait autant d’ambition. On peine à savoir si l’on est sérieux ou si l’on se moque. N’en demandons toutefois pas trop : l’ouvrage se veut sans doute familier, agréable, et accessible au plus grand nombre. Mais à quel prix ? Pour le savoir, il est temps d’y regarder d’un peu plus près.

I.

Commençons par quelques remarques favorables : l’ouvrage est agréable à parcourir, les dessins de Jul sont parfois assez amusants – même quand ils ne reposent que sur un jeu de mots ridicule –, et on peut y apprendre quelques anecdotes plutôt cocasses – par exemple le fait qu’Erasme s’appellait Didier (p.59), ou que la Critique de la raison pratique allait enfin être adaptée sur Console Nintendo (p.96). Le débutant en philosophie pourra également découvrir l’idée principale de chaque philosophe abordé (sa seule idée ?, disons plutôt le mot qui lui est le plus fréquemment associé, ou, mieux encore, sa trompeuse étiquette). Descartes = Cogito, Pascal = Pari, Schopenhauer = Volonté, Derrida = Déconstruction, Héraclite = Fleuve, etc. Il n’en faut parfois pas davantage pour réussir un examen. Enfin, malgré le désordre apparent, on pourra aussi retenir de cet ouvrage les dates de naissance et de mort des philosophes, ce qui est un point positif et non-critiquable. Pour le reste, la BD suscite quelques étonnements.

II.

On fera ici l’économie d’un bon nombre de remarques très générales, mais il convient toutefois de s’arrêter sur les principales. L’entreprise même de vulgarisation philosophique est délicate, et l’on risque, par une vulgarisation à outrance, non seulement de simplifier, mais surtout de trahir les idées que l’on cherche à rendre accessibles. À cet égard, La planète des sages est riche d’enseignements : plutôt que de mettre la pensée en mouvement en suscitant des doutes instructifs et des intuitions fécondes, elle s’empresse de remplir l’esprit par un contenu définitif et ne souffrant nulle contestation. Le ton de Charles Pépin va quelquefois jusqu’à être détestable lorsqu’en une petite page, il prétend énoncer la vérité d’un philosophe (par exemple sur Marx, p.87 : « Le moment est venu de rétablir la vérité » !). Le petit format devient un format rapetissant. En cherchant à faire vite et bien, on finit par ne rien faire du tout, et l’on songe à cette « économie qui est le pire des gaspillages » dont parle Jankélévitch1. Ainsi, l’affaire est plus grave encore que ce que l’on pressentait : non seulement la pensée philosophique n’est pas suscitée, mais, se présentant comme une série de blocs découpés dans l’histoire de la philosophie sans qu’on n’en soupçonne la moindre trace de développement ni la moindre nécessité dans l’esprit du philosophe2, elle se trouve empêchée. Pire qu’une absence de pensée, on trouve dans cette bande dessinée l’illusion d’une pensée.

Mais ce qui me paraît encore plus dangereux dans cet ouvrage, c’est qu’il est sournoisement orienté : il y a les bons et les mauvais philosophes, et Charles Pépin sait à quelle catégorie appartient chaque philosophe. « Et ne sais bête au monde pire que l’Ecolier, si ce n’est le Pédant »3. C’est commun ; ce que l’on aime, on ne songe pas à le critiquer, et ce qui nous rebute, on ne cherche pas à le comprendre. Mais dans le cadre d’une Encyclopédie mondiale, cela pose de sérieux problèmes. Il n’est que d’examiner le rapport qu’entretiennent l’illustration de Jul et le commentaire de Charles Pépin. Ce dernier – du moins lorsqu’il ne rectifie pas prudemment les possibles mésinterprétations des concepts philosophiques que pourraient engendrer les dessins (par exemple, « la volonté de puissance » chez Nietzsche, p.11) – en profite pour établir dogmatiquement la vérité de certains philosophes (Epicure, Hume, Simone Weil, Bergson, Spinoza – qui n’aime pas Spinoza, d’ailleurs, à part le méchant Chestov ? C’est peut-être pour cette raison qu’on ne l’étudie pas), ou pour disqualifier et railler ceux qu’il n’apprécie guère (c’est ainsi que les quelques penseurs chrétiens ne sont pas pris au sérieux (Thérèse d’Avilla, p.39, Pascal, p.57, Augustin, p. 49) – on ne peut en effet plus être chrétien aujourd’hui – ou qu’à l’endroit de la philosophie de Levinas, Charles Pépin écrit avec toute la pesanteur de sa science infinie : « On aurait envie d’y croire… » (p.53)). Pire encore, l’insulte et la condamnation morale sont les armes ultimes pour disqualifier les plus méchants d’entre les philosophes. C’est ainsi qu’on n’échappe pas au nazisme de Heidegger (p.15), à la « connerie » de Baudrillard (p.85), ou à cette charmante et innocente remarque sur Schopenhauer (p.63) : « Il fréquentait beaucoup les prostituées et fut jusqu’à sa mort obsédé par sa gloire ». Comme le remarque Clément Rosset dans un petit pamphlet : « C’est ici que la biographie apporte de précieux compléments pour la juste appréciation d’une philosophie »4. Concluons vite en disant simplement qu’en raillant et en condamnant les autres, on se raille et se condamne avant tout soi-même.


1 V. Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, dans Philosophie morale, Flammarion, « Mille&unepages », 2018, p. 946. A cela, Jankélévitch oppose « la flânerie qui porte conseil » : « la fécondité interne de la durée dément parfois son rendement utilitaire et superficiel », « C’est le détour qui est le vrai chemin », « Et qui perd son temps le gagnera. La méditation des longues heures immobiles nos aura rendu un jour la propriété de toutes nos richesses », etc
2 D’une certaine manière, chaque philosophe a raison, et, si l’on comprend et revit l’intuition à la source de sa pensée, on ne peut rien lui refuser. C’est un point de vue « qui ne peut donc pas être plus faux que ne l’est une plante ou un nuage », comme s’en amuse Guiseppe Rensi (La philosophie de l’absurde, Allia, 2014, p. 29). Et pourtant, on le verra, Charles Pépin sait qui détient la vraie Vérité.

3 La Fontaine, Fables, Gallimard, « Folio classique », 2015, IX, 5, p. 274.
4 Roboald Marcas, Précis de Philosophie moderne, Robert Laffont, « Contestation », 1968, p. 50.

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