de F. Métivier, Rock’n philo, Editions Bréal, 2011. Plus d’infos : wikipédia
Compte-rendu critique de Rock’n philo
Il est de bon ton d’entamer la critique d’un livre par une précision des limites de cette critique. Considérer que Rock’n philo a pour but de fournir une vulgarisation de l’histoire de la philosophie met directement hors-jeu certaines remarques : bien sûr l’auteur ne peut pas être spécialiste de chaque philosophe abordé, tout reproche partant de cette base sera donc disqualifié. Mais qu-est-ce que cet ouvrage ? C’est qu’il joue d’une ambiguïté, en prétendant faire une analyse philosophique du rock1 et en ne mentionnant pas explicitement un but de vulgarisation dans son avant-propos. Pourtant, le format ne trompe pas l’œil averti : des illustrations de guitares électriques sont plaquées sur un texte doté d’une police d’écriture raisonnable et d’un interligne espacé, la quatrième de couverture n’indique rien du propos de l’ouvrage, nous ne sommes pas dans un ouvrage de recherche scientifique. Rock’n philo est implicitement pédagogique et à but de vulgarisation2 : l’avant-propos nous précise en effet que le rock, porteur de questions philosophiques, est une musique indémodable (vraiment ?) écoutée par les ados de quatorze ans. L’affirmation implicite est donc : le rock est un bon moyen d’introduire et d’expliquer des idées ou théories philosophiques aux ados, idées qui seraient à l’œuvre dans ce que nous écoutons.
D’une part, l’ouvrage réussit. Il brasse un large panel de philosophes (Platon, Nietzsche, Heidegger, Descartes, Wittgenstein, etc.), ce qui manifeste des capacités synthétiques impressionnantes de la part de l’auteur. D’une autre, on ne peut cacher la critique que suscite la démarche, pour peu que l’on accepte un présupposé3 : toute œuvre d’art, toute théorie philosophique, est singulière, se base sur une expérience ou une intuition singulières. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de points de contact entre œuvres d’art et ouvrages philosophiques, mais qu’il ne faut pas oublier de (re)marquer leurs différences irréductibles, sans quoi l’on manque tout simplement d’attention pour le travail d’un musicien ou d’un philosophe. Autrement dit : l’entreprise de Métivier demande d’abord et toujours une position de modestie. Oui, je peux rapprocher ce philosophe et cette chanson mais, par endroits, il faudra que je souligne que leurs propos sont tout à fait différents. L’auteur oublie trop souvent cette seconde partie de l’exercice, qui aurait pourtant le mérite de souligner qu’un artiste ne fait pas que reprendre des idées pondues auparavant par un philosophe : bien au contraire, l’artiste en crée souvent de nouvelles. Dès lors, le risque, c’est de réduire l’originalité d’une œuvre ou d’un philosophe en ne les considérant que dans le carcan de la généralité et de la ressemblance abstraites4, là où on aurait pu aller un cran plus loin, et problématiser la différence.
On ne justifiera cette critique que par un exemple, faute d’espace. Imaginons que nous ayons eu à écrire l’ouvrage. Quel rapport nous serait venu entre le rock et la philosophie ? Imaginons que nous ayons pensé, comme ce fut le cas, aux Méditations de Descartes et au cogito. Imaginons que nous ayons un minimum de culture musicale. Quel rapport nous serait venu à l’esprit ? Descartes et le fameux Where is my mind des Pixies, bien sûr. Le sum res cogitans, la glande pinéale, le problème de la localisation de la pensée. Où est-elle, cette pensée qui peut agir sur le corps : where is my mind ? Posé ainsi, il est évident que l’on opère un rapport trop vague, trop général, mais l’idée est venue ainsi, et sans doute en fut-il de même pour l’auteur. Vient le deuxième moment : poser la thèse d’un rapport, mais trouver un lien plus subtil. « La première Méditation de Descartes5 et le Where is my mind des Pixies posent les mêmes problématiques » . En fait, c’est le processus de doute également présent dans la seconde méditation et rappelé dans la troisième que Métivier rapproche du morceau des Pixies. Et, en effet, avec finesse, il dégage une même métaphore6 dénotant un doute vertigineux de Descartes et des Pixies, celle de la perte de repères en pleine mer .
Mais dans le même mouvement, c’est ici que la ressemblance commence à être trop vague, trop générale. Elle amène l’auteur à prétendre7 que la chanson des Pixies évoque l’attitude à avoir une fois que l’on s’est assuré du « je pense, donc je suis », à savoir une attitude de dédoublement de soi, d’introspection. Or, jamais cette chanson ne parvient au cogito, elle se contente de demander « where is my mind ? », elle ne répond pas. Pire, elle est fondamentalement différente du doute cartésien, elle n’est donc pas le moment précédant la réponse de Descartes. C’est que la perte de repères en mer n’est qu’une métaphore chez Descartes, alors qu’elle est une expérience vécue réelle pour le chanteur des Pixies, une expérience sous-marine8. Le doute et l’intuition du problème ne sont donc pas les mêmes chez Descartes et les Pixies. Le doute de Descartes le conduit à ce problème : « Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair (…), comme n’ayant aucun sens, mais croyant avoir toutes ces choses9 » ; ou encore « je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit10 » . Autrement dit, le vertige c’est : tout le sensible ne pourrait être qu’une illusion, je pourrais être trompé. Cette intuition rejette donc toute prise en compte du sensible, et nous ne pourrons retrouver un socle que dans le je pense. Une fois trouvé que je pense, la question que pourrait poser Descartes, c’est « where is my body ? », ce qui suppose de retrouver un monde extérieur que le doute lui avait fait perdre provisoirement.
Si l’on accorde du crédit à la singularité des Pixies, on remarque que leur doute est tout autre. Il part d’une expérience sensible, d’un ressenti sensible :
With your feet in the air and your head on the ground Try this trick and spin it, yeah
Your head will collapse But there’s nothing in it And you’ll ask yourself Where is my mind
Jamais on n’a douté du sensible, du fait que je fais cette expérience de mon corps qui perd ses repères sous l’eau. Nous sommes aux antipodes de Descartes : là où Descartes doute des sens tout en conservant l’esprit, les Pixies doutent de l’esprit à partir de l’expérience des sens. Du moins, c’est tout ce que l’on peut dire littéralement du texte. À la limite, on pourrait oser l’interprétation que l’expérience que proposent les Pixies s’éloigne encore plus de Descartes : n’y a-t-il pas là l’expérience d’un pur ressenti sensible, qui passe sous l’esprit, comme si celui-ci était devenu absent (où est-il donc parti ? : where is my mind, way out in the water, see it swimmin’). Ce dont doute la chanson, ce semble plutôt être l’idée qu’un esprit ou une volonté est toujours là pour me définir comme individu. Au contraire, il y a des expériences où cet esprit semble absent, où nous sommes essentiellement autre chose qu’un esprit…
Ce fut donc un rendez-vous manqué. Car Descartes et les Pixies auraient peut-être eu des choses à se dire. À partir de leur divergence manifeste (une fois évacuée l’impression de similitude que peut donner le titre), nous aurions pu problématiser, montrer de façon pédagogique à partir du rock les limites de Descartes, les contre-arguments possibles. Il n’en sera rien, on ne se défait pas de l’idée que l’œuvre des Pixies n’était là que pour illustrer. Enfin, ce traitement étrange du rock doit nous amener à nous poser une question éthique profonde concernant la pédagogie par les media ou par l’art : traite-t-on sur un pied d’égalité l’œuvre et la philosophie ? Leur accorde-t-on a priori, en droit, la même potentialité épistémique, théorique ? N’y a-t-il pas un problème éthique, si, en préparant par exemple un cours, on n’aborde l’œuvre qu’en attendant d’elle une vertu illustrative ? Ne serons-nous pas amenés à rater nécessairement sa singularité ? Ne doit-on pas, à l’inverse, souligner qu’il peut toujours y avoir des points de divergences, même si on ne les a pas encore vus, et qu’il serait intéressant de les découvrir ensemble, en classe, en écoutant l’œuvre ?
- « en dégager toute la substantifique moelle philosophique ». Cf. Ibid., p. 3 de l’avant-propos.
- Y a-t-il une gêne à préciser qu’un ouvrage vulgarise ? Pourtant l’activité de vulgarisation demande elle-même descapacités intellectuelles importantes…
- De type nietzschéo-bergsono-deleuzien, sans vouloir former de laids mots.
- Cf. le vocabulaire de l’avant-propos à propos du rapport de chansons et de théories philosophiques qui « posent les mêmes problématiques », « sont semblables », « n’est pas sans rappeler », « fait écho ».
- Ibid., p.2 de l’avant-propos.
- Ibid., p. 17-18.
- Ibid., p. 19.
- Ibid., p. 18.
- Première méditation, AT 18.
- Deuxième méditation, AT 19.