Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll

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Cycle "Jouons à la philo" 5 – pédagogie critique et jeux de cartes
22/01/2025    
14h00 - 17h00
€0,00
Nos activités autour de l'usage des jeux en cours de Philosophie et citoyenneté, et plus largement dans l'enseignement et la pratique de la philosophie, reprennent avec cette après-midi axée sur leur usage au primaire.

Charles Dodgson, alias Lewis Carroll, rendu célèbre surtout par ses œuvres littéraires, était également logicien et mathématicien. Ses textes de fiction en portent la marque : y sont mises en œuvre à la fois des techniques poétiques et des techniques de logique. Cette combinaison des arts logiques et poétiques semble être au service de ce qu’on pourrait décrire chez Dodgson comme un goût prononcé pour les effets de paradoxe et de non-sens. Mais pour le dire plus clairement et de manière plus juste, ces textes littéraires semblent surtout être des entreprises, s’aidant de forces logiques et poétiques, pour dévoiler les contradictions qui traversent la réalité – des contradictions dans la réalité que tant d’idées, de mécanismes de défense et de tentatives de justification travaillent habituellement à dissimuler.

Cela concerne Alice au pays des merveilles. Le lecteur qui, en ouvrant le livre, veut bien accompagner la petite fille qui s’engouffre dans un puits à la poursuite d’un curieux lapin doué de parole, traverse avec elle une véritable épopée au cours de laquelle il est susceptible de faire l’épreuve de toutes sortes de découvertes. Les découvertes dont il s’agit sont du type de ce qui peut se produire lorsqu’on se met à raisonner – c’est-à-dire à s’adonner à cette activité que l’on nomme parfois « philosophie » – la découverte de la fausseté des évidences. En effet, pour l’essentiel, celui qui accompagne Alice se retrouvera à dialoguer avec une multitude d’êtres qui s’expriment de manière étrange, risquant d’embrouiller en lui des certitudes parmi les plus communément admises. Un peu comme le citoyen grec qui, croisant le chemin de Socrate ou de certains sophistes, était soumis à leur argumentation dissolvante, et se retrouvait sans ressource.

En effet, aux réflexions de certains personnages, il est aisé de trouver des échos de l’ironie et de la dialectique avec lesquelles Socrate, par exemple, mettait à mal les certitudes de ses interlocuteurs. Ainsi, face au Valet-grenouille :

« Comment dois-je faire pour entrer ? » demanda Alice d’une voix encore plus forte. « Faut-il vraiment que tu entres ? riposta-t-il. Voilà la première question à poser. » C’était parfaitement exact, mais Alice trouva mauvais qu’on le lui rappelât. « La façon dont toutes ces créatures discutent est vraiment insupportable, murmura-t-elle. Il y a de quoi vous rendre folle ! »

            Ainsi, face à la Chenille :

« Qui es-tu ? »

Ce n’était pas un début de conversation très encourageant. Alice répondit d’un ton timide : « Je… Je… ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant… Je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. » – Que veux-tu dire ? » demanda la Chenille d’un ton sévère. « Explique-toi ! » – Je crains de ne pas pouvoir m’expliquer, madame, parce que je ne suis pas moi, voyez-vous ! » – Non, je ne vois pas. » […] – Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue jusqu’à présent ; mais, quand vous serez obligée de vous transformer en chrysalide (ça vous arrivera un de ces jours, vous savez), puis en papillon, je suppose que ça vous paraîtra un peu bizarre ». « Certainement pas. » – Il est possible que ça ne vous fasse pas cet effet-là, mais, tout ce que je sais, c’est que ça me paraîtrait extrêmement bizarre, à moi. »  « A toi ! » s’exclama la Chenille d’un ton de mépris. « Et qui es-tu, toi ? » Ce qui les ramenait au début de leur conversation.

            Quant au Chapelier, lorsqu’il répond à Alice qui lui dit qu’il perd son temps à poser des devinettes sans connaître leur réponse : « si tu connaissais le Temps aussi bien que moi, tu ne parlerais pas de le perdre. Le Temps est un être vivant », et bien ce Chapelier n’est pas si éloigné des paroles déroutantes d’Héraclite, qui déclarait que « le temps est un enfant qui joue au tric-trac : victoire pour l’enfant. »[1] Enfin, il ne nous paraît pas forcé de soutenir que les syllogismes du Chat du Cheshire ou du Pigeon, apparemment trompeurs – mais est-ce que ce ne sont pas plutôt nos certitudes, avec lesquelles on peut si aisément les balayer, qui nous trompent ? – provoquent le même type d’effet que les perplexités d’un Zénon ou d’un Gorgias.

            L’on trouvera dans Alice une abondance de raisonnements sur le sens et les croyances de ce que l’on tient habituellement pour réel. L’on rencontrera parmi ces raisonnements de véritables syllogismes, qui respectent les formalités définies par Aristote. Plusieurs de ces réflexions portent sur des thèmes récurrents dans l’histoire de la philosophie : les apparences, le temps, la connaissance. L’idée discutée le plus souvent dans le texte, et malmenée avec la plus grande énergie et la plus grande réussite, est de loin celle du « Moi » ou d’« identité personnelle ». Mais si cet ouvrage de Carroll nous paraît être un matériau de choix pour celui qui désire s’initier (ou initier les autres) à la philosophie, ce n’est pas parce qu’il propose des raisonnements formalisés ou prend en réflexion des objets qui ont été ratifiés comme « authentiquement philosophiques » par l’histoire de la philosophie. Si ce texte est précieux, c’est surtout parce que dans les événements qu’il évoque, et les dialogues qu’il contient, il provoque le raisonnement de manière vivante et spontanée, et échappe ainsi à un écueil auquel s’exposent nombre de « manuels » ou de livres d’introduction à la philosophie. En effet, ce livre ne raconte pas une histoire dans le but d’aborder des idées contenues dans cette partie de la Culture que l’on a nommé « philosophie ». Carroll n’utilise pas les situations qu’il dépeint pour emmener son lecteur dans le ciel des « idées » philosophiques. Bien plutôt, Carroll utilise le raisonnement, met en œuvre des techniques logiques afin de questionner la réalité, et ce contre les idées qui la drapent d’évidence : « ce qui apparaît dans cet autre monde nous fait voir, au moins comme un miroir, contre ce que nous tenons pour réel, combien ce monde des adultes est absurde, merveilleux, incroyablement à l’envers. Les enfants le savent bien ».[2] C’est donc un livre où l’on n’apprend pas d’idées sur les choses, mais où l’on raisonne directement sur les choses.

            Si l’idée d’employer ce livre afin de nourrir le raisonnement et de provoquer de telles découvertes chez autrui venait au lecteur de la présente critique – idée que nous ne pouvons qu’encourager à accueillir -, nous voudrions attirer l’attention de ce lecteur sur le point suivant. Les aventures d’Alice au pays des merveilles sont une suite d’événements et de discussions aporétiques. Celui qui cherche dans ce récit une dialectique ne trouvera pas celle de Hegel, qui vise à résoudre la contradiction, mais celle de Socrate, qui désempare. Tout le monde n’a pas la patience exceptionnelle d’Alice, maintenant vivace au fil des pages sa curiosité, malgré le continuel dérèglement de tous les sens. Lancer quelqu’un sans plus d’égard parcourir le Pays des merveilles risque de l’exposer au découragement, car cette contrée lui laissera peu de répit. Il n’est que trop naturel de traverser ce Pays sans prêter sérieusement attention à la pléthore de contradictions qui le parsèment, afin de sortir plus rapidement d’un rêve qui, bien que coloré, reste éprouvant. Nous conseillerions ainsi à celui qui veut s’appuyer sur ce livre pour encourager au raisonnement, l’approche suivante : d’une part, d’abord sélectionner un ou certains passages précis, et en proposer la lecture attentive, après avoir contextualisé l’enjeu « philosophique » (c’est-à-dire de questionnement sur la réalité, et non, puisqu’il s’agit d’un roman, un enjeu « littéraire ») d’un tel exercice. En effet, même un seul passage de ce livre chargé en paradoxes nous semble suffisant pour susciter un questionnement prolongé. D’autre part, nous encourageons à engager un dialogue après la lecture, pour mettre collectivement en évidence les raisonnements et les éventuelles découvertes auxquels chacun est parvenu. Pour peut-être, au fil du dialogue, arriver à d’autres découvertes encore. Cela nous semble être une bonne manière, parmi d’autres, de s’aider de ce livre afin de poursuivre la tâche pour laquelle il semble avoir été écrit : questionner la réalité.


[1] Héraclite, De la nature [DK 22 B 52]

[2] A. Garcia Calvo, « La lógica y la tradición poética en Lewis Carroll », conférence prononcée à l’Athénée de Madrid en juin 1983, disponible retranscrite, et consultée en ligne en décembre 2024, à l’adresse : <https://bauldetrompetillas.es/wp-content/uploads/pdf/logicaencarroll.pdf>

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