En 2019, le Discours de la méthode[1], célèbre ouvrage de René Descartes, a été adapté et illustré en manga par Yuta Naha dans le cadre de la collection Kurosavoir des éditions Kurokawa. D’autres présentations critiques de mangas de cette collection ayant déjà été réalisées pour le site de la Fabrique Philosophique[2], je ne m’étendrai pas particulièrement sur ce qu’est un manga, sur l’impact que le choix de ce support a sur la narration, ou sur les autres titres qui composent la collection Kurosavoir. Je me contenterai de préciser que les mangas sont un type de bande dessinée d’origine japonaise, que beaucoup mettent l’accent sur les interactions entre personnages, interactions qui sont généralement dynamiques et exagérées et que, dans la mesure où la France est un des pays les plus consommateurs de mangas au monde, le choix de profiter de cette popularité pour élaborer des collections de mangas de vulgarisation philosophique et scientifique comme Kurosavoir fait sens. Ça tombe bien, en Belgique francophone, nous parlons également français, nous pouvons donc profiter de ce genre d’initiatives.
Concernant le manga en lui-même, je propose de l’aborder sous deux aspects : celui de sa forme, et celui de son fond. La forme tout d’abord. Le manga, comme les autres de la même collection, se présente comme « librement inspiré de » l’ouvrage qu’il vulgarise. Ce point de départ peu contraignant laisse la liberté d’adopter un grand nombre d’approches narratives différentes. L’adaptateur·rice peut par exemple choisir de réaliser une biographie de l’auteur·rice de l’ouvrage adapté[3], ou d’écrire une fiction originale qui permettra d’illustrer les concepts et thèses du livre adapté[4]. Dans le cas du manga qui nous intéresse, Yuta Naha a tenté d’avoir le meilleur des deux mondes. En effet, son manga met en scène la rencontre entre Tetsuo Lambda, un jeune et banal (comme son nom l’indique) employé d’une entreprise de publicité japonaise, et Descartes lui-même, doté de la capacité de voyager à travers le temps et l’espace pour rejoindre Tetsuo à l’époque contemporaine, mais aussi l’emmener dans une ville imaginaire où cohabitent tous les plus grands philosophes de l’histoire, dont Descartes lui-même.
Descartes présente donc à Tetsuo le contenu du Discours, livre par livre, tout en expliquant succinctement qui il est, comment il est parvenu aux conclusions qu’il expose dans le Discours, l’environnement intellectuel dont il héritait et contre lequel il s’est inscrit, et en lui prodiguant divers conseils issus du Discours. Descartes fait donc office de maitre de philosophie à Tetsuo, celui-ci n’étant pas satisfait de sa vie professionnelle et la subissant passivement.
Ce choix narratif a plusieurs avantages. Premièrement, il permet de montrer comment la philosophie de Descartes, qui peut sembler datée ou dépassée par plusieurs aspects, peut encore être utile et applicable aujourd’hui (nous verrons plus loin si le manga est parvenu à montrer cela de manière convaincante). Deuxièmement, en mettant en scène une jeune personne banale et contemporaine, il permet sans doute une plus grande identification pour un certain nombre de lecteur·rice·s qui se retrouveront dans les préoccupations et le rythme de vie de Tetsuo. Troisièmement, il permet tout de même de faire intervenir directement le philosophe dont le manga adapte un ouvrage, et d’aborder sa vie, son époque, et l’histoire de l’écriture de son ouvrage. Ainsi, comme je le disais plus tôt, le manga parvient à la fois à proposer une biographie du philosophe, ici en donnant la parole directement à Descartes, et une fiction qui illustre l’application des thèses de l’ouvrage adapté et leur utilité, ici avec Tetsuo qui reprend et applique les enseignements du Discours.
Dernier point concernant la forme. Tout le long du manga, Descartes est affublé d’un majordome sous la forme d’un hibou anthropomorphe du nom de Hibouuuh. Il est difficile de ne pas trouver sa présence tout à fait superflue, puisqu’il ne sert qu’à complimenter Descartes et à insister sur son génie. Il lui arrive bien d’expliquer des éléments de la philosophie de Descartes à Tetsuo, mais Descartes le fait également très bien lui-même. Peut-être Hibouuuh a-t-il été rajouté pour servir d’intermédiaire didactique entre Descartes et Tetsuo, donc entre la philosophie et le grand public, mais il me semble que si c’est bien l’objectif, alors il n’est pas atteint.
Concernant le fond, maintenant. La majorité des explications de la pensée et des thèses de Descartes sont bonnes et fidèles à ce qu’a vraiment dit le philosophe. Le manga présente dans l’ordre chacune des parties du Discours ainsi que ses liens avec les autres et le contexte qui a poussé Descartes à l’écrire. Ce faisant, les positions de Descartes ne sont pas expliquées que par leur exactitude, mais aussi par l’état de la science et la morale de son époque. Ce contexte intellectuel et social permet de comprendre à la fois en opposition à quoi Descartes a construit sa pensée (la scolastique), mais aussi en quoi cette pensée a pu être influencée par des croyances largement partagées à l’époque (Descartes n’est pas un génie intemporel, mais un être humain bien concret qui navigue dans le monde comme nous). Le manga n’évite par exemple pas la question des animaux et la vision très mécaniste que Descartes en avait, mais il prend la peine de ne pas la présenter comme évidemment vraie puisqu’issue de Descartes (même Hibouuuh, d’habitude si positif à l’égard de Descartes, précise qu’il serait aujourd’hui inacceptable de voir ainsi les animaux).
On regrettera cependant un certain manque de présentation des articulations entre certaines parties du Discours. Tout particulièrement, la preuve ontologique de Dieu est présentée comme une étape nécessaire pour sortir du doute méthodique, mais le manga n’explique pas vraiment pourquoi Descartes jugeait nécessaire de prouver rationnellement l’existence de Dieu à ce moment-là plutôt qu’à un autre. Il n’explique pas que, selon Descartes, pour sortir de l’unique certitude du « je pense, donc je suis », il lui fallait prouver que les sens sont des témoins fiables de la réalité extérieure et indépendante de son esprit, et que pour ce faire, il lui fallait prouver l’existence d’un dieu bon qui ne nous tromperait pas. On a donc parfois du mal à comprendre pourquoi Descartes a développé telle thèse à tel moment de son argumentation, et les liens conceptuels entre une thèse et une autre. Pourtant, du reste, le manga se débrouille assez bien pour faire comprendre que le projet de Descartes est un ensemble cohérent pensé comme tel, et non pas une suite de thèses ou de considérations non liées entre elles.
Un dernier point que j’aimerais aborder est celui de l’application par Tetsuo des principes qu’il apprend grâce à Descartes. C’est sans doute la dimension la plus importante du manga si on considère que son objectif n’est pas juste d’enseigner l’histoire de la philosophie, mais bien d’apprendre à philosopher et de montrer comment d’anciennes philosophies peuvent toujours nous être utiles aujourd’hui. Malheureusement, c’est ici que le bât blesse pour le manga. En effet, si ce dernier explique bien que l’objectif de Descartes est avant tout épistémologique (il cherche à fonder philosophiquement et rationnellement tout savoir et à atteindre la vérité de façon absolument certaine), il illustre avec Tetsuo une application plutôt égoïste des principes de Descartes, puisque Tetsuo les utilise pour améliorer sa condition socioprofessionnelle. Il utilise les règles de la méthode d’analyse scientifique élaborée par Descartes pour parvenir à créer de bons projets publicitaires pour son travail, et appliquer les maximes morales de Descartes l’amène à accepter une position moralement et politiquement conservatrice, et même à manipuler un de ses supérieurs. On peut légitimement trouver qu’un tel exemple n’est pas idéal. Il aurait sans doute été possible de montrer comment appliquer ce qu’enseigne Descartes pour atteindre de meilleures connaissances et remettre en doute ses préjugés, plutôt que d’illustrer les thèses cartésiennes par un tel exemple.
D’autant plus, dans leur application par Tetsuo, ces règles méthodologiques et ces maximes morales sont décorrélées, alors même que le manga explique que Descartes a adopté ces maximes morales afin de se concentrer sur les règles méthodologiques, et que c’est donc la dimension épistémologique de ses thèses que Descartes trouvait le plus importante.
En conclusion, et même si cette critique peut paraitre assez acerbe, l’adaptation en manga du Discours de la méthode de Descartes n’est pas mauvaise. Sur le plan de l’explication conceptuelle et la mise en contexte sociohistorique des thèses cartésiennes, elle s’en sort très bien, et si certaines propositions d’applications contemporaines de ces thèses me semblent malheureuses, ces propositions peuvent par exemple servir de point de départ d’une réflexion collective, surtout si la lecture du manga se fait de façon encadrée.
[1] Ci-après simplement « le Discours ».
[2] Voir par exemple celle d’Alexis Pirnay : http://lafabriquephilosophique.be/le-capital-de-karl-marx-en-manga-variety-artworks/
[3] C’est par exemple le cas pour l’adaptation des Aphorismes sur la sagesse dans la vie d’Arthur Schopenhauer.
[4] C’est par exemple le cas pour l’adaptation du Capital de Karl Marx.