« Le Capital » de Karl Marx en Manga (Variety Artworks)

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15 Mai
Journée d’étude et de pratique - Belgique - La Fabrique philosophique (ULiège/PhiloCité) : S’engager en classe de philosophie ? Neutralité et débat d’idées. Avec Nathalie [...]

Une fois engagé dans l’enseignement et face à des ados qui peuvent nous voir comme des extraterrestres lorsqu’on leur parle de l’État de Nature chez Rousseau ou que l’on essaye de les stimuler à partir d’aphorismes nietzschéens, une question peut se poser : avec quel moyen réussir à leur parler de philosophie ? Face à des supports d’informations en pleine explosion (romans, BD, mèmes, vidéo sur le mode de Facebook, Instagram, TikTok, des streams informatifs et débats sur Twitch, etc.), les Editions Kurokawa ont fait un certain pari : transmettre des connaissances à travers le manga (de leurs propres mots, sur leur 4e de couverture : “Une collection inédite pour expliquer les grands concepts philosophiques en manga !”). Face à une pluralité de sujets et de tomes déjà existants chez eux (avec parmi les philosophes : Nietzsche, Schopenhauer, Rousseau, Descartes – pour ne citer que ceux que je connais), ce compte-rendu critique va se concentrer sur le tome “Le Capital de Karl Marx”, qui est donc une “adaptation” de l’ouvrage du même nom et du même auteur.

Avant d’aborder directement le contenu du manga, ainsi que ses points forts et faibles, il est important de se poser quelques questions subsidiaires : qu’est-ce qu’un manga, et pourquoi passer par là ?

Souvent, le manga est très sobrement résumé en une “bande dessinée japonaise”. On peut retrouver plusieurs caractéristiques qui lui sont propres, ou qui sont exacerbées par ce type de médium : une lecture de droite à gauche (on ouvre le livre “par sa fin” pour remonter “jusqu’au début”, dans une conception occidentale de la lecture) ; les couleurs sont presque exclusivement en noir et blanc (sauf pour les couvertures et certaines pages de présentation des chapitres) ; le format, l’édition et la distribution sont pensées sur le long terme (les mangas peuvent comporter régulièrement au-delà de 100 pages, voire jusqu’à 300 et peuvent s’étendre sur plusieurs dizaines de tomes, pour les mangas les plus populaires) ; les personnages et leurs interactions prennent l’ascendant sur le décor ; ou encore un style graphique très porté sur le mouvement et l’action, à l’instar du cinéma.

Sans élaborer sur les raisons et l’ampleur de son succès, le manga prend de plus en plus de place dans la culture des jeunes occidentaux, que ça soit sous leur version papier ou leur adaptation animée – d’où leur pertinence comme médium d’apprentissage possible.

Comme il est mentionné en grand sur la 4e de couverture (“Librement inspiré de Le Capital de Karl MARX”), notre manga se veut comme un “manga philosophique” : nous allons suivre les aventures d’un jeune boulanger anglais du XIXe siècle qui, confronté à la mort de ses parents à cause d’un rentier et bouleversé par la rencontre d’une de ses connaissances devenue propriétaire de plusieurs usines de textiles, va chercher à monter sa propre entreprise pour battre ledit rentier à son propre jeu. L’ouvrage se lit avant tout comme une introspection du protagoniste, qu’on observe par sa compréhension du système capitaliste, ses remords face

aux ouvriers, ses idées d’entreprise, ses relations qui se détériorent, ses idéaux quant à une société meilleure et la réalité qui s’ensuit, etc. On observe donc la dualité d’un homme aveuglé par ses objectifs de vengeance qui prend conscience des effets que ceux-ci ont sur le monde qui l’entoure. Il incarne la métaphore de l’entreprise tournant sur elle-même sous la forme littérale d’un “monstre” dont la mort sert de rédemption pour tout ce qu’il a accompli.

La construction du manga est basée sur trois grandes mécaniques qui se succèdent plusieurs fois au fur et à mesure des différents chapitres : la narration pour elle-même, qui sert de fil conducteur à l’histoire et est utile à développer les personnages ; l’explication de concepts, où le flux de la narration est interrompu pour laisser la place à un apport théorique de la part des personnages ou du narrateur extradiégétique ; et les concepts illustrés par la narration elle- même, tandis que l’histoire les applique dans des situations concrètes.

L’équilibre entre ces différents paramètres est très bien maîtrisé : chacun trouve sa place dans le récit afin de le rendre vivant et pas trop lourd, avec tout de même une large prépondérance de la dernière partie d’illustration des concepts, qui permet de donner réellement à l’histoire sa profondeur et un intérêt philosophique.

On peut trouver plusieurs points forts à ce type de médium : les codes parlent aux jeunes ; l’originalité du substrat peut créer de la curiosité, voire de l’intérêt ; l’histoire est assez bien construite, si l’on se réfère aux romans destinés à la jeunesse actuels. Mais son plus gros point fort réside sans doute dans son caractère philosophique propre : l’exemple arrive avant le concept. Plutôt que de parler de “valeurs d’échange”, de “reproduction de la main d’œuvre” pour ensuite donner maladroitement des exemples parlants, le récit (dont le texte est, rappelons-le, appuyé par les illustrations, donc des images, des visages, des émotions, etc.) donne un matériau précieux pour comprendre ces concepts et parvenir à dépasser leur côté abstrait, déconnectés d’une réalité matérielle. Suivre ce boulanger depuis quelques pages, voir sa compagne illustrer et expliquer ce qu’est la valeur d’échange dans le marché d’un petit village, ou encore observer ce boulanger jeune-entrepreneur se faire expliquer la composition du salaire et le moyen de se faire le “plus de profits possibles”, ce ne sont pas que des moments anodins : on observe durant toute l’histoire les effets de telles conceptions sur la construction de la société, les individus et leurs relations, la géographie des villes, etc.

Cette force représente néanmoins aussi une de ses faiblesses : c’est long. Pour comprendre et s’intéresser aux concepts de Marx ainsi traités, il faut du temps afin de saisir toute la puissance et la portée de ceux-ci, qui pourraient être appréhendés avec plus de précision et d’exhaustivité avec un rapport direct au texte – même si ce n’est sans doute pas les objectifs qu’il faut viser si on veut passer par ce genre de médium. Cet aspect est d’autant plus exacerbé qu’on ne peut juste pas “proposer” la lecture seule : tout ce qui y est dit est une bonne introduction au Capital de Marx, mais on retrouve à plusieurs moments des approximations, des passages un peu flous et un enchevêtrement des trois mécaniques vues plus haut qui se marchent dessus, sans parfois que l’on comprenne si ce qui se déroule sous nos yeux se retrouve chez Marx ou n’est juste là que pour servir le récit. Il y a donc constamment le besoin d’un “intermédiaire” entre le manga et le lecteur : quelqu’un qui

puisse faire le lien avec le texte, pointer ce qui mérite d’être pointé et surtout débriefer ce qui vient d’être lu, en proposant un certain recul et généralisation de ce qui vient d’être dit.

En conclusion, le manga remplit son pari : il explique les grands concepts philosophiques en manga. L’originalité de l’approche le rend pertinent et intéressant à traiter. Cependant, de par les limites même du médium (une littérature centrée sur l’action, le mouvement et le rapport des individus, toujours dans une dynamique très rapide), il n’est pas aisé de simplement s’arrêter et prendre le temps au cours de sa lecture : on est constamment amené à tourner la page et à comprendre les concepts depuis leurs conséquences et leur instanciation au sein de la narration. Pour pallier ce défaut, cette approche peut se coupler avec la lecture du texte philosophique ; mais il faut non seulement bien réussir son coup, mais aussi avoir le temps pour le préparer.

Au-delà de ces considérations, la lecture de ce manga est une très bonne base et introduction pour à la fois connaître les lignes de force de Marx et s’intéresser à la profondeur de sa pensée. Mais reste encore à lire les autres ouvrages de cette édition !

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