« Spinoza par les bêtes » de Ariel Suhamy et Alia Daval (éditions Ollendorff & Desseins)

            Une araignée qui tisse sa toile, une constellation d’étoiles et des chiens, des chevaux et des ailes, de vrais poissons, de faux moutons, etc. Animaux réels, animaux imaginaires, animaux mythiques : tout un bestiaire haut en couleurs est convoqué par Ariel Suhamy (et illustré par Alia Daval, les illustrations n’ayant d’autre fonction que décorative) pour tenter de faire la lumière sur la pensée spinoziste. Une approche thématique originale qui a le mérite de ménager pour le lecteur une voie d’accès plaisante et imagée à une philosophie dont la terminologie et la charge d’abstraction pourraient de prime abord rebuter le néophyte. Notons toutefois que les exemples animaliers sont directement empruntés à l’œuvre de Spinoza et qu’il s’agit sans doute, dans cette œuvre où la richesse le dispute à la complexité, des passages les plus explicites et accessibles.

            Il semble ne pas y avoir d’autre logique à la structure de cet ouvrage que de multiplier de façon non systématique les portes d’entrée en prenant pour prétexte toute occurrence de métaphore animale. Le lecteur est ainsi invité à voyager dans la pensée de Spinoza au gré des différents animaux qui se présentent sur son chemin à travers une série exhaustive de citations que Suhamy commente, explicite, éclaire, prolonge. Éclaire fort bien, mais prolonge peut-être trop peu. Sans doute est-ce une véritable prouesse que de parvenir à rendre intelligible pour le non-initié une philosophie d’un tel niveau d’exigence, mais sans doute est-ce aussi faire preuve de facilité, à l’heure d’expliquer telle ou telle nuance plus absconse, que de s’en remettre aux explications de Spinoza lui-même cité littéralement dans le texte. Le travail de vulgarisation (de traduction des idées) trouve donc ici ses limites, limites qui risquent également de s’imposer d’elles-mêmes à la compréhension du lecteur.

            Cependant, bien que l’auteur semble souvent se faciliter la tâche en réagençant les propos de Spinoza plutôt qu’en cherchant à développer ou prolonger par lui-même certaines idées, il apparaît que la plupart des facettes les plus significatives du prisme spinoziste sont bel et bien reprises dans cet essai et qu’elles font toutes l’objet d’un traitement qui – du moins pour ce que nous connaissons de la philosophie de Spinoza – nous a semblé à la fois pertinent et adéquat. Ainsi, les lecteurs assidus de Spinoza retrouveront ce que les novices pour leur part découvriront : la puissance comme essence (fort bien explicitée d’entrée de jeu avec l’exemple de l’araignée toute à son travail de tissage) ; l’entendement humain comme partie finie de l’entendement infini de Dieu (entendement infini compris lui-même comme mode du penser en tant qu’étant l’un des attributs de la substance) ; le tout et les parties et la question du rapport propre (le fameux exemple du poison comme corps extérieur venant décomposer le rapport propre du sang) ; la critique du finalisme dans la nature et de l’idée d’un Dieu doué de volonté ; la théorie de la causalité et l’instauration d’une conception tout à fait particulière du droit naturel ; les concepts spinozistes certainement les plus populaires que sont la tristesse et la joie (la première étant entendue comme diminution de puissance et la seconde comme son contraire ou comme étant un enveloppement de plus de réalité, un passage vers une plus grande perfection) ; vérité et fausseté posées en terme d’adéquation ou d’inadéquation et les trois degrés de connaissance ; etc.

            Notons toutefois l’absence assez criante de chapitres consacrés à la substance, aux attributs, ou aux concepts d’expression ou d’infini tels qu’entendus par Spinoza. Si Suhamy passe pour ainsi dire sous silence la dimension la plus purement ontologique de la philosophie spinoziste, nous pouvons penser qu’il y a à cette lacune une double raison : non qu’il eût manqué d’animaux pour en expliciter les idées, mais, premièrement, le degré de difficulté en eût rendu l’abord ardu dans un ouvrage de vulgarisation et, ensuite, nous pouvons détecter en cet ouvrage un infléchissement des idées allant dans le sens de l’humain ou, pour le dire autrement, les concepts spinozistes sont traités de façon telle qu’ils puissent avoir pour le lecteur une véritable utilité. Et puisque la connaissance du troisième degré, la liberté et la béatitude constituent pour une vie d’homme (ou de femme bien entendu) le plus haut achèvement possible, il s’en fallait d’un rien pour verser dans cette nouvelle idéologie vaseuse et flottante qu’est le développement personnel, ce dont l’auteur, à notre grand soulagement, même s’il lui arrive çà et là de le frôler, se garde bien.

            Il ne nous semble donc pas y avoir dans l’ensemble trahison ni même contradiction avec les idées de Spinoza. Nous savons ce dernier puissamment inspiré par la pensée stoïcienne et nous savons également que dans la Grèce antique, la philosophie était avant tout conçue comme un mode de vie, vécue comme une pratique éthique de la quotidienneté. En ce sens, conférer à son ouvrage sur Spinoza des allures de « manuel de savoir-vivre » ne fait nullement offense aux idées prônées par le philosophe. Car, dans l’architecture prismatique de la philosophie spinoziste, les concepts de joie, d’affects actifs, d’entendement et de connaissance (de soi et de la nature), de raison, de liberté et de béatitude, vont de pair, et même plus : ils ne peuvent être abordés et pensés que dans l’exacte coïncidence de leur complémentarité. Et ce qui toujours est visé par l’exercice de la pensée, c’est une amélioration quantitative et qualitative de l’existence.     

            En ce sens, il nous a paru judicieux que Suhamy décide de clôturer son essai par la question du politique mise en contraste (pour ne pas dire en opposition) avec la perspective hobbesienne. Car, bien loin de l’individualisme forcené auquel pourrait mener une lecture étroite et biaisée du concept d’affect actif, la philosophie spinoziste est fondamentalement dotée d’une vocation collective et universalisante. Il n’y a pas pour Spinoza de liberté sans existence vouée à la raison, de même qu’il n’y a pas de règne de la raison sans une éthique de la liberté. De plus, liberté et raison ne seraient qu’imparfaitement réalisées si elles ne devenaient l’affaire de tous, c’est-à-dire bien commun, puisqu’elles sont toutes deux par nature universelles et communes à l’ensemble de l’humanité. Nous comprenons dès lors que toutes les métaphores animalières mobilisées tout au long de l’ouvrage (qui, rappelons-le, appartiennent au corpus même de Spinoza) ne le furent jamais qu’afin de différencier les spécificités animales de la singularité humaine, laquelle n’a de chance de s’actualiser que sous un régime politique à même de garantir le libre exercice de la raison et la pratique rationnelle de la liberté, à savoir la démocratie égalitaire et éclairée.

            Enfin, en guise de conclusion, nous serions tentés de recommander la lecture et l’usage de cet ouvrage pour l’animation du cours de Philosophie et Citoyenneté dans le troisième degré du secondaire, à condition que le ou la professeur(e) qui opte pour cette éventualité pédagogique sache qu’il lui sera très certainement nécessaire de réaliser à son tour un travail de vulgarisation supplémentaire de ce texte qui se repose un peu trop souvent sur les propres dires de Spinoza lorsqu’il s’agit d’expliciter tel ou tel pan de sa pensée, et manque donc quelquefois à sa vocation de vulgarisation.      

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