Compte-rendu critique de Philocomix : 10 philosophes, 10 approches du bonheur

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27 Mar

Présenter la philosophie sous forme de bande-dessinée est un projet pour le moins audacieux. En effet, apprendre par les images et par l’humour est sans aucun doute plus aisé pour les jeunes générations, mais peut-on réellement le faire en prenant la philosophie comme objet ? Philocomix : 10 philosophes, 10 approches du bonheur (que je nommerai à partir de maintenant simplement Philocomix) choisit de relever ce pari. Le but de ce compte-rendu, qui se veut critique, est de répondre à une question principale : la bande dessinée parvient-elle à réaliser ce défi, celui de présenter la philosophie comme une matière attrayante mais qui a besoin de rigueur pour exister, de manière adéquate ? Afin de répondre à cette interrogation, je propose de présenter l’œuvre sous plusieurs aspects. Tout d’abord, il est important de présenter ses auteurs, sa couverture, ou, en d’autres termes, ce qui fait qu’elle peut accrocher des lecteurs, et plus particulièrement de jeunes lecteurs. Ensuite, nous verrons comment l’œuvre s’y prend pour réaliser le pari énoncé ci-dessus, et je conclurai enfin en émettant un avis sur la synthèse de tous les éléments relevés, et en répondant à la question initialement posée.

Philocomix est donc une bande-dessinée, contenant près de 180 pages, réalisée par trois auteurs : Jean-Philippe Thivet, Jérôme Vermer et Anne-Lise Combeaud. En se renseignant sur les auteurs de cette bande-dessinée, nous remarquons rapidement qu’il s’agit là d’un de leurs premiers projets. La graphiste et unique femme de l’équipe n’en est pas à son coup d’essai, et pour cause : les dessins sont agréables à regarder, colorés et suscitent l’envie. Néanmoins, Philocomix semble être le premier projet du genre pour les deux auteurs. Cela peut poser quelques doutes à l’esprit d’un lecteur compétent en matière de philosophie : ces personnes sont-elles capables de nous apprendre l’histoire de la philosophie ? Feront-ils des erreurs ? Seront-ils assez clairs ? C’est de ces réserves que provient ma question initiale, énoncée dans le paragraphe précédent. Au-delà du graphisme et de toute information biographique, Philocomix possède aussi un titre accrocheur. Il annonce présenter 10 philosophes (Platon, Epicure, Sénèque, Montaigne, Descartes, Pascal, Kant, Bentham, Schopenhauer et Nietzsche), et, on le comprend, 10 approches de la question du bonheur. Le titre est bien choisi, car ilprésente un nombre rond, simple, qui attire l’œil et rassure également le lecteur, qui a sans doute la crainte de tomber sur un horrible récit consacré à la vie d’un philosophe particulièrement complexe. En fait, ce titre aurait pu être celui d’une vidéo trouvée sur Internet, les « Top 10 » qui sont désormais nombreux sur la plateforme YouTube. C’est donc un titre qui renvoie à la culture populaire et permet de garder le jeune lecteur motivé à l’idée d’ouvrir la bande dessinée.

Entrons désormais dans l’œuvre pour de bon. Comme je l’ai déjà dit, il semble important qu’une bande dessinée visant à vulgariser l’histoire de la philosophie puisse concilier humour et rigueur. S’il y a absence d’humour, alors réaliser une bande dessinée plutôt qu’un essai est absurde, et s’il y a absence de rigueur, nous faisons face à une œuvre qu’il faut éviter d’utiliser dans le cadre de l’enseignement et de l’éducation. Et cela tombe bien, car la préface (réalisée par F. Lenoir) annonce justement la même idée: «En choisissant de transmettre ces

enseignements sur le ton de l’humour et parfois de la dérision, on aurait pu craindre un appauvrissement de la pensée. Il n’en est rien : les auteurs ont réussi à marier, pour notre plus grand plaisir, humour et rigueur du propos ». Parfait ! Il ne reste donc plus qu’à vérifier la bonne réalisation de cette promesse. Cela explique encore une fois pourquoi ma question initiale est si importante.

Voyons d’abord comment l’œuvre insère de l’humour dans son propos. La volonté de présenter la philosophie de manière ludique implique un écueil évident qu’il faut à tout prix esquiver : celui de « plomber » l’œuvre d’humour incessant et parfois même assez lourd. Non, cette façon de présenter la philosophie n’est pas plus attirante pour les adolescents, elle induit même, je pense, l’effet inverse. Philocomix ne suit pas du tout ce sillage, heureusement. En réalité, l’humour des auteurs est assez fin, parfois un peu plus brut (nous noterons quelques petites blagues à caractère sexuel par-ci par-là, mais rien de vulgaire). Le côté ludique de l’œuvre est même particulièrement intéressant pour tout lecteur, car il est compréhensible, simple, et donc adapté à un lecteur novice, mais nous voyons aussi beaucoup de clins d’œil adressés à ceux qui connaissent l’histoire de la philosophie. Par exemple, nous remarquons grâce aux dessins et à certaines subtilités dans le texte que le chapitre consacré à E. Kant met souvent en avant le fait qu’il avait une vie réglée par un horaire très strict, et surtout, qu’il parcourait le même chemin chaque jour. Un clin d’œil que chacun pourra comprendre, mais qui fera rire davantage ceux qui connaissaient déjà cette manie de notre fameux philosophe. L’humour semble donc adressé à plusieurs publics différents, sans en viser un en particulier.

L’humour est donc présent, assez subtil, et rend la bande dessinée agréable à lire, c’est un premier bon point, mais qu’en est-il désormais de la rigueur du propos ? C’est sans aucun doute ce qui importe le plus en matière de philosophie et d’enseignement de celle-ci. Vulgarisation ne signifie pas adaptation, rappelons-le, mais plutôt « dire autrement ». Vulgariser ne doit donc en aucun cas modifier le propos ou laisser celui-ci incomplet. Voyons si Philocomix atteint cet objectif primordial.

Comme le titre l’exprime, dix philosophes sont présentés dans cette bande dessinée. Le choix de ceux-ci est habile, car tous ont travaillé à un moment sur l’objet du bonheur, mais ils ont, généralement, des conceptions assez différentes sur la manière d’atteindre celui-ci. C’est donc agréable, car l’œuvre n’est pas redondante, on découvre à chaque fois quelque chose de nouveau, mais c’est aussi dangereux : cela signifie qu’il faut à chaque fois être sûr et certain de présenter de manière adéquate les nouveaux éléments, qui sont, par conséquent, nombreux, au risque de perdre le lecteur, ou de le plonger dans une confusion certaine. Et c’est encore une fois une victoire pour Philocomix, car la bande dessinée parvient à contourner ce risque. Comment le fait-elle ? Par sa structure particulièrement bien établie. Dans chaque chapitre (un chapitre étant consacré à un philosophe et à son approche du bonheur), le lecteur retrouve la même structure claire et précise.

Nous retrouvons tout d’abord une sorte de « page de garde », contenant quelques informations purement biographiques (dates de naissance et de mort, lieu de vie, écrits majeurs), mais aussi un résumé en quelques lignes de l’approche du bonheur du philosophe concerné, et qui sera explicitée dans les pages suivantes. Cette première page d’un chapitre a une importance capitale dans la structure de la bande dessinée, car elle permet toujours au lecteur de se situer

dans un contexte spatial et surtout temporel qui sont tout de même vastes (l’œuvre présente dix philosophes, éloignés parfois l’un de l’autre d’un millénaire). Le livre suit en plus une ligne chronologique (allant de Platon à Nietzche) et non une suite logique entre les approches, qui rendraient les lecteurs plus jeunes assez dubitatifs. En outre, le court résumé introductif permet au lecteur d’être plongé au préalable dans l’idée véhiculée par le philosophe. Il peut donc lire le chapitre en étant déjà « armé ».

Concernant le contenu même des récits consacrés aux philosophes, le sujet du bonheur étant précisément établi, il permet de ne pas s’étendre et de conserver un fil rouge droit et juste. Nous retrouvons quelques concepts clés chez certains auteurs, qui sont écrits en lettres majuscules. Les auteurs ne font donc pas l’impasse sur les notions les plus importantes. Régulièrement, au sein de certains chapitres, des planches de bande dessinée sont consacrées à un schéma (souvent assez colossal) qui synthétise la pensée du philosophe auquel le chapitre est consacré. C’est un aspect assez pratique. Bien que la combinaison de tout ceci (rigueur, caractère pratique, complétude) soit positive, il n’est pas rare qu’au début de l’œuvre nos yeux soient un peu perdus et ne sachent pas dans quel ordre lire les informations présentées. Certaines planches sont assez hétéroclites et cela demande juste un peu d’habitude, le lecteur la prend vite. Pour terminer mon propos sur la présence d’une certaine rigueur du contenu présenté, il est intéressant d’explorer la bibliographie. Celle-ci est bien présente dans les dernières pages, et est très bien fournie, ainsi que variée : nous retrouvons les ouvrages des philosophesprésentés, évidemment, mais aussi des œuvres plus générales traitant de philosophie, du concept de bonheur en philosophie, d’histoire et même de la philosophie expliquée en bande dessinée.

En conclusion, mon propos concernant Philocomix est bien évidemment très positif et l’œuvre remplit parfaitement la promesse qu’il a énoncé dans ses premières pages. Le lecteur sera agréablement surpris de constater à quel point la bande dessinée est facile à lire et, plus important encore, facile à comprendre. Elle allie parfaitement tout ce qu’un jeune lecteur aime : humour, caractère pratique et utile (des schémas d’abord, mais aussi des petites fiches pratiques situées à la fin de la plupart des chapitres) et plaisir. Cette bonne recette, je ne peux que la conseiller au sein de l’enseignement. Philocomix permet aux élèves d’apprendre une philosophie vulgarisée, et non une philosophie adaptée, ce qui permettra à chacun de garder le cap et la motivation face à cette matière qui peut s’avérer assez abstraite. Philocomix aborde la philosophie de façon concrète, explicite et intéressante pour la vie de tous les jours (ce qui reste peut-être une des questions les plus fréquemment posées par les élèves à l’égard de la philosophie, ou même du cours de philosophie et citoyenneté dispensé dans le secondaire). N’ayons pas peur d’utiliser de tels ouvrages pour introduire à la philosophie, car ils préparent bien mieux l’enfant, l’adolescent ou l’élève à accepter une démarche contre-intuitive telle que la philosophie. Toutefois, le lien avec les ouvrages primordiaux de la philosophie n’est pas à proscrire, et c’est là la limite de la particularité de Philocomix : elle doit préparer le terrain, mais ne jamais le fouler.

Bibliographie

J-P. Thivet, J. Vermer, A-L. Combeaud, Philocomix : 10 philosophes, 10 approches du bonheur, Rue de Sèvres, 2017.

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Voir aussi :
« Pensez-vous vraiment ce que vous croyez penser ? » de Marianne Chaillan (Ed. des Equateurs)

Marianne Chaillan est une philosophe française et professeure de philosophie dans un lycée privé à Marseille. Elle est une fervente défenseuse de la pop-philosophie, une philosophie dont les objets sont ceux de la « pop-culture ». Elle a écrit divers livres à ce propos, analysant tantôt l’univers de Disney (Ils vécurent philosophes et eurent beaucoup d’heureux), Harry Potter (Harry Potter à l’école de la philosophie), Game of Thrones (Game of Thrones, une métaphysique des meurtres), ou élaborant les playlists fictives qu’écouteraient certains philosophes (La Playlist des philosophes). Le souci central de sa philosophie est de se rendre accessible à un public de néophytes.

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